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Toast à Jacques Chessex

Abrupte, soudaine, la mort de Jacques Chessex nous laisse sans voix. C'était l'un des écrivains majeurs non seulement de la littérature romande (dont il a contribué à diffuser les lettres de noblesse), mais aussi de la littérature européenne, et même mondiale. Chessex était un écrivain de toute sa personne : sa voix, son corps, ses mains, sa mémoire, sa musique. Sans doute l'un des derniers. Son œuvre, considérable, est d'une richesse exceptionnelle. Elle touche à tous les genres : le récit, le roman, la nouvelle, la poésie. C'est à cette dernière facette du talent de Chessex que je veux rendre hommage aujourd'hui*.

images-1.jpegDans l’œuvre si dense et si variée de Jacques Chessex, tirons un fil, qui sera notre fil d’Ariane pour entrer dans ce labyrinthe — et espérer en ressortir indemne.

Mais, justement, la poésie de Jacques Chessex laisse-t-elle le lecteur indemne ?

Rien n’est moins sûr.

Remarquons tout d’abord que la poésie, dans l’œuvre de Chessex, est première. C’est la parole inaugurale du Jour proche (publié en 1954 aux Miroirs partagés) puis celle, trois ans plus tard, de La Nuit primordiale. Dès l’origine, donc, une poésie qui puise au plus profond, s’attache à célébrer ce qui demeure obscur en pleine lumière : « plaie ravie », « feux d’orée », « nuit béante », une poésie qui creuse la langue de façon immédiatement singulière.

Célébration du monde, de la Nature encore porteuse d’enchantements, de l’amour, de la présence. Mais aussi, sur l’autre versant, élégie du regret, chant de la mort, éloge de l’éphémère.

 

Même les pierres m'ont quitté. J'avance

Au son d’un glas bohémien sauteur d’hivers,

D’un glas de terrains vagues qui me condamne

À demain. Mes visages se sont enfuis.

 

Ces premiers vers du Jour proche (1954) nous frappent d’emblée par leur justesse, leur assurance, mais aussi leur caractère prémonitoire. Comment ne pas entendre, déjà, dans cet abandon primordial, cette déréliction même les pierres m’ont quitté »), avec deux ans d’avance, le drame du 14 avril 1956 : le suicide de Pierre Chessex ? Comme si le poète, dès l’origine, les premiers mots écrits et publiés, était déjà le prophète de lui-même ? « Condamné à demain », c’est-à-dire à creuser sa propre trace, dans et par l’écriture. Le poète a perdu son visage. Seuls les mots, une fois encore, auront le pouvoir, demain, de le lui restituer.

La mort, présente dès l’entame du Jour proche, va résonner dans toute l’œuvre à venir. D’abord rêvée ou fantasmée, crainte ou désirée, elle va cependant tomber dans le réel, un certain jour d’avril 56. Inutile d’épiloguer : Jacques Chessex a admis lui-même l’importance de cet événement traumatique. Mais il y reviendra tant de fois par la suite, sous tous les angles, sur tous les modes, par le biais du roman, comme dans L’Ogre (1973) ou L’Économie du ciel (2003), mais aussi de la chronique comme dans L’Imparfait (1996). À chaque fois, le poète mène l’enquête, balaie les certitudes anciennes et rouvre une instruction dont l’issue — le verdict : la vérité finale — paraît toujours plus incertaine.

Heureusement, la poésie offre au poète le meilleur antidote au poison de la mort. Car elle est printanière à chaque instant. Elle oblige à trouver des mots neufs, des mots vrais, presque inouïs. Elle oblige à étreindre la langue, à la terrasser, à lui faire rendre gorge, comme disait Ramuz qui s’est longtemps débattu avec elle. Elle donne le temps que le réel efface ou nous dérobe. Car ce temps arraché au malheur est un temps gagné. C’est aussi une leçon créatrice : « rien n’est définitivement mort, nous apprend Chessex, aucun être en ce monde n’est fini, ou voué à une fin désespérante. »

La poésie, qui anticipe le drame et l’annonce, dans son cryptage propre, est donc un geste de reconnaissance, puis de salutation. « En me connaissant à nouveau, en me re-connaissant, je reçois la langue de mon état, et je deviens à mon tour le poète de cet état. Passage du poète — écrit Chessex à propos de Ramuz — et le corps s’ouvre, la voix monte, le cœur s’assure, l’esprit s’affermit ! »

Ce double mouvement (reconnaissance et salut) on le retrouve dans le dernier recueil de Jacques Chessex, Allegria, qui multiplie les salves d’hommages. Saluer, il n’y a pas si longtemps, c’était se découvrir, mettre chapeau bas, exprimer son respect ou son admiration. Les saluts de Chessex sont des chants (ode, lied, élégie, blues) qui entrelacent à merveille la joie de la célébration au tourment de la perte.

« Il y a deux sortes de blues, disait Billie Holiday, qui s’y connaissait un peu : le blues triste (the sad blues) et le blues gai (the happy blues). Le second est beaucoup plus difficile à chanter, mais aussi beaucoup plus intéressant. »

Les chants de Jacques Chessex appartiennent sans conteste à la deuxième catégorie puisqu’il s’agit, dans l’allègement de la langue, de célébrer ce qui revient : visages, musiques, jardins perdus, souvenirs d’enfance, renouveau des saisons. Et cette résurrection, quelque forme qu’elle prenne, devient pure allegria : allégresse, bonheur, réjouissance. Mais aussi ravissement, extase : enchantement.

 

« Assez parlé d’os et de larmes

Assez visité les tombes

Enfouissez les reliques sous les prés

Les cloches de l’air brûlent

Les ailes de l’air brillent

Aimez-les à la place des morts ! »

 

Grâce à la poésie, la mort est vaincue, dans l’allégresse de la langue. La musique coule de source et le monde est réenchanté. L’homme, cette « parcelle de chair et d’herbe », retrouve une place dans le chaos du monde. Il se pourrait qu’il se voie crucifié, à son tour, comme « ce vieux Jésus ». Mais sa résurrection est annoncée, dans l’allégresse des retrouvailles.

« Wozu Dichter in durftiger Zeit ? »

 

Pourquoi des poètes en un temps de détresse ? demandait Hölderlin, alors qu’il glissait lentement vers la folie, dans son foyer d’adoption, une petite menuiserie de Tübingen, dans les premières années du XIXe siècle. Cette phrase est d’autant plus d’actualité au temps des messages électroniques, de la presse pressée, du langage SMS réduit à une suite de borborygmes et d’abréviations ?

Oui, pourquoi la poésie, envers et malgré tout ?

Pour respirer un air plus pur, nous dit Jacques Chessex, pour ouvrir notre esprit et nos sens, pour affermir nos cœurs, pour dessiller nos yeux.

En un mot : pour retrouver la voix que nous avons perdue.

Le passage du Poète, comme le vannier Besson cher à Ramuz, même s’il est éphémère, ne laisse jamais le monde indemne. Ni les hommes, d’ailleurs. Là où il passe surgissent les signes du possible. En nous et en dehors de nous. Tout à la fois prophète et baptiseur, il nous invite à inventer le monde et à réincarner les êtres dans leur verbe originel.

C’est la leçon de toute la poésie de Jacques Chessex.

À qui je lève mon verre, et que je salue, ici, ce soir, dans l’allégresse de la reconnaissance.

 

* Texte prononcé le 3 décembre 2005 à Ropraz, à l’occasion de la remise à Jacques Chessex du Prix de l’Association Vaudoise des Éåcrivains.

- Allegria par Jacques Chessex, Grasset, 2005.

 

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