La femme — on le sait depuis Aragon — est l’avenir de l’homme. Dans notre pays, elle est aussi l’avenir de la littérature. Noëlle Revaz, Yasmine Char, Isabelle Flückiger, Anne-Sylvie Sprenger : autant de jeunes écrivaines au talent prometteur et original. Et à l’inspiration, surtout pour les deux dernières, résolument trash…
Il y a quelques années, déjà, que nous suivons les livres d’Isabelle Flückiger, dont le premier, Du ciel au ventre*, avait frappé par son extrême liberté de ton et son souffle bienvenu, dans la veine jusqu’au-boutiste d’une Christine Angot ou d’une Virginie Despentes. Enfin un livre romand qui respirait l’air du large !
Le dernier roman de l’écrivaine fribourgeoise, L’espace vide du monstre**, s’inscrit dans la lignée des précédents. Le lecteur suit ici le parcours tourmenté de Luisa, une femme jeune, belle, intelligente, qui a un copain qui l’aime, une maman qui l’adore et des amis qui l’apprécient. Mais, bien sûr, au fond d’elle-même, Luisa se sent moche, stupide, perdue dans un monde où elle ne trouve pas sa place. Le malaise est si fort, et poignant, chez la jeune femme, qu’elle est prête à tout pour exorciser ses frustrations. Par la coke, l’alcool et, bientôt, le meurtre : « Elle revoit aussi les moments où l’image du crâne explosé venait la frapper comme une massue, et comment alors elle reprenait encore du blanc et chantait plus fort. Et comment parfois elle se disait que ce qu’elle avait fait cette nuit-là, personne n’aurait osé le faire. Elle est trash. Ouais. »
L’insoutenable mal de vivre qui traversait déjà Du ciel au ventre, poussant son héroïne à partir à Paris pour un voyage mystico-sexuel, se retrouve ici, à la puissance dix. De quoi est fait ce mal-être ? D’un sentiment de « vide et de nullité, un désespoir flou, une angoisse diffuse, pesante ». Au fond, ce que ressent Luisa ressemble beaucoup au mal de vivre des romantiques, auquel seule une action d’éclat permet d’échapper un instant. Cet éclat, ici, c’est le meurtre, ou même les meurtres, que Luisa accomplit la tête froide et sans trembler. Mais cette violence, même si, un instant, elle donne sens à sa vie, ne sauve pas Luisa de ses démons. Et la course trash se poursuit, toujours imprévisible, toujours désespérée. L’écriture d’Isabelle Flückiger est tendue comme un arc, affûtée comme une lame. Elle prend le lecteur à la gorge et l’entraîne dans les zones les plus sombres de l’inconscient. Même si le roman gagnerait à être plus dense, plus ramassé (il comporte une cinquantaine de pages de trop), L’espace vide du monstre est une réussite tant par son écriture jubilatoire, qui mélange le style écrit et le style oral, que pas son souffle, sa générosité, son exigence de vérité qui, à chaque page, ne trompe pas.
Il y a quelques années, déjà, que nous suivons les livres d’Isabelle Flückiger, dont le premier, Du ciel au ventre*, avait frappé par son extrême liberté de ton et son souffle bienvenu, dans la veine jusqu’au-boutiste d’une Christine Angot ou d’une Virginie Despentes. Enfin un livre romand qui respirait l’air du large !
Le dernier roman de l’écrivaine fribourgeoise, L’espace vide du monstre**, s’inscrit dans la lignée des précédents. Le lecteur suit ici le parcours tourmenté de Luisa, une femme jeune, belle, intelligente, qui a un copain qui l’aime, une maman qui l’adore et des amis qui l’apprécient. Mais, bien sûr, au fond d’elle-même, Luisa se sent moche, stupide, perdue dans un monde où elle ne trouve pas sa place. Le malaise est si fort, et poignant, chez la jeune femme, qu’elle est prête à tout pour exorciser ses frustrations. Par la coke, l’alcool et, bientôt, le meurtre : « Elle revoit aussi les moments où l’image du crâne explosé venait la frapper comme une massue, et comment alors elle reprenait encore du blanc et chantait plus fort. Et comment parfois elle se disait que ce qu’elle avait fait cette nuit-là, personne n’aurait osé le faire. Elle est trash. Ouais. »
L’insoutenable mal de vivre qui traversait déjà Du ciel au ventre, poussant son héroïne à partir à Paris pour un voyage mystico-sexuel, se retrouve ici, à la puissance dix. De quoi est fait ce mal-être ? D’un sentiment de « vide et de nullité, un désespoir flou, une angoisse diffuse, pesante ». Au fond, ce que ressent Luisa ressemble beaucoup au mal de vivre des romantiques, auquel seule une action d’éclat permet d’échapper un instant. Cet éclat, ici, c’est le meurtre, ou même les meurtres, que Luisa accomplit la tête froide et sans trembler. Mais cette violence, même si, un instant, elle donne sens à sa vie, ne sauve pas Luisa de ses démons. Et la course trash se poursuit, toujours imprévisible, toujours désespérée. L’écriture d’Isabelle Flückiger est tendue comme un arc, affûtée comme une lame. Elle prend le lecteur à la gorge et l’entraîne dans les zones les plus sombres de l’inconscient. Même si le roman gagnerait à être plus dense, plus ramassé (il comporte une cinquantaine de pages de trop), L’espace vide du monstre est une réussite tant par son écriture jubilatoire, qui mélange le style écrit et le style oral, que pas son souffle, sa générosité, son exigence de vérité qui, à chaque page, ne trompe pas.
Les démons de Sprenger
On se souvient encore de Vorace***, le premier roman d’Anne-Sylvie Sprenger, journaliste indépendante à Lausanne : il avait été salué par une critique pour une fois unanime. À peine une année plus tard, la jeune écrivaine récidive avec un texte du même crû, qui pousse encore plus loin, peut-être, les limites du dicible et de l’indicible en littérature.
Comme la Luisa d’Isabelle Flückiger, Julie, la narratrice de Sale fille****, est une jeune femme modeste, douce, amoureuse, qui rêve de sanglantes aventures, de viols, de meurtres expiatoires. Ici, point de récit polyphonique, comme chez l’écrivaine fribourgeoise, mais une suite d’instantanés, d’une violence souvent extrême, qui composent une sorte de poème à la gloire du mal. À l’origine du mal-être de Julie, une mère aux mœurs pour le moins libérées, qui ramène chaque soir un amant différent à la maison, et un père cruellement absent. Bientôt, cette mère indigne va d’ailleurs initier sa propre fille aux joies de l’inceste ! « J’aurais voulu que ma mère m’aime. Qu’elle s’intéresse à moi, qu’elle s’inquiète de mes silences, me rassure les soirs d’orage. J’aurais voulu que ma mère me prenne dans ses bras. Tant de fois, je les ai imaginées, ces berceuses qu’elle m’aurait chantées et ces histoires qui font peur. L’ogre, le loup et les sorcières sous mon lit. J’aurais pleuré, elle m’aurait serrée contre elle. »
À cette figure du scandale et du mal, se superposent d’autres figures maléfiques, comme un pasteur nécrophile, hélas à peine esquissées. Dans cette course à l’amour, Julie apparaît à chaque page plus seule et désemparée. Violette, la jeune femme dont elle est amoureuse, la répudie sans ménagements : « Regarde-toi, pauvre Julie. Visage ingrat, corps trop maigre. Qu’as-tu pour toi si ce n’est d’être là, offerte, obéissante, les soirs de solitude ? (…) Les filles laides ne sont jamais aimées. Jouis de ta chance. Il n’y a pas de mauvais plaisirs. »
Cet amour refusé, Julie le transforme aussitôt en haine de soi, avant de s’automutiler le sexe. « Dernière extase. Le rouge crache. On dirait qu’il vomit d’un coup toutes les mauvaises caresses. Et la honte, et la désillusion. » Puisqu’elle n’est pas aimée, et que tout le monde refuse son amour, Julie va tout faire pour justifier cette condamnation et devenir cette sale fille qui fait le titre du roman. Comme Jean Genet, dans la fameuse préface de Sartre, Julie va endosser le rôle de la petite vicieuse, « la sale gamine qui a toujours une odeur de culotte sur les doigts. » Elle poussera jusqu’à l’extrême, à travers toutes les abominations, cette recherche du mal. Dans ce registre, Anne-Sylvie Sprenger en fait beaucoup — peut-être même un peu trop. Meurtres, viols, automutilation, blessures en tout genre : on pense à Bataille, bien sûr, et à Sade. Mais à force de jouer sur la corde de l’abject, et rien que sur celle-là, elle montre aussi les limites de l’exercice. Car le lecteur, même bienveillant, peine à saisir l’enjeu d’un tel catalogue des supplices. Où mène le mal ? Qu’apporte-t-il ? Y a-t-il une possible rédemption ? Autant de questions qui restent, provisoirement peut-être, sans réponse.
Comme la Luisa d’Isabelle Flückiger, Julie, la narratrice de Sale fille****, est une jeune femme modeste, douce, amoureuse, qui rêve de sanglantes aventures, de viols, de meurtres expiatoires. Ici, point de récit polyphonique, comme chez l’écrivaine fribourgeoise, mais une suite d’instantanés, d’une violence souvent extrême, qui composent une sorte de poème à la gloire du mal. À l’origine du mal-être de Julie, une mère aux mœurs pour le moins libérées, qui ramène chaque soir un amant différent à la maison, et un père cruellement absent. Bientôt, cette mère indigne va d’ailleurs initier sa propre fille aux joies de l’inceste ! « J’aurais voulu que ma mère m’aime. Qu’elle s’intéresse à moi, qu’elle s’inquiète de mes silences, me rassure les soirs d’orage. J’aurais voulu que ma mère me prenne dans ses bras. Tant de fois, je les ai imaginées, ces berceuses qu’elle m’aurait chantées et ces histoires qui font peur. L’ogre, le loup et les sorcières sous mon lit. J’aurais pleuré, elle m’aurait serrée contre elle. »
À cette figure du scandale et du mal, se superposent d’autres figures maléfiques, comme un pasteur nécrophile, hélas à peine esquissées. Dans cette course à l’amour, Julie apparaît à chaque page plus seule et désemparée. Violette, la jeune femme dont elle est amoureuse, la répudie sans ménagements : « Regarde-toi, pauvre Julie. Visage ingrat, corps trop maigre. Qu’as-tu pour toi si ce n’est d’être là, offerte, obéissante, les soirs de solitude ? (…) Les filles laides ne sont jamais aimées. Jouis de ta chance. Il n’y a pas de mauvais plaisirs. »
Cet amour refusé, Julie le transforme aussitôt en haine de soi, avant de s’automutiler le sexe. « Dernière extase. Le rouge crache. On dirait qu’il vomit d’un coup toutes les mauvaises caresses. Et la honte, et la désillusion. » Puisqu’elle n’est pas aimée, et que tout le monde refuse son amour, Julie va tout faire pour justifier cette condamnation et devenir cette sale fille qui fait le titre du roman. Comme Jean Genet, dans la fameuse préface de Sartre, Julie va endosser le rôle de la petite vicieuse, « la sale gamine qui a toujours une odeur de culotte sur les doigts. » Elle poussera jusqu’à l’extrême, à travers toutes les abominations, cette recherche du mal. Dans ce registre, Anne-Sylvie Sprenger en fait beaucoup — peut-être même un peu trop. Meurtres, viols, automutilation, blessures en tout genre : on pense à Bataille, bien sûr, et à Sade. Mais à force de jouer sur la corde de l’abject, et rien que sur celle-là, elle montre aussi les limites de l’exercice. Car le lecteur, même bienveillant, peine à saisir l’enjeu d’un tel catalogue des supplices. Où mène le mal ? Qu’apporte-t-il ? Y a-t-il une possible rédemption ? Autant de questions qui restent, provisoirement peut-être, sans réponse.
* Du ciel au ventre d’Isabelle Flückiger, roman, L’Âge d’Homme, 2003.
** L’espace vide du monstre d’Isabelle Flückiger, roman, éditions de l’Hèbe, 2007.
*** Vorace d’Anne-Sylvie Sprenger, roman, Fayard, 2007.
**** Sale fille par Anne-Sylvie Sprenger, roman, Fayard, 2008.
** L’espace vide du monstre d’Isabelle Flückiger, roman, éditions de l’Hèbe, 2007.
*** Vorace d’Anne-Sylvie Sprenger, roman, Fayard, 2007.
**** Sale fille par Anne-Sylvie Sprenger, roman, Fayard, 2008.