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littérature suisse - Page 12

  • La mort du grantécrivain

    77048180.JPG.jpeg Or donc, la Suisse romande a enterré, mercredi, à Lausanne, son grand écrivain. L'air était glacial, la foule, nombreuse. La cérémonie, austère et solennelle, collait bien à l'image que Jacques Chessex s'est construite toute sa vie : celle d'une homme grave, solitaire, tourmenté. Dans ce sens-là, elle fut fidèle. Peu de discours, si l'on excepte le bel hommage de Jérôme Garcin. Un sermon retenu. Des orgues discrètes.

    Avec Jacques Chessex, la littérature romande perd sans doute ce que Dominique Noguez nomme ironiquement — mais affectueusement — un grantécrivain* (en un mot). Qu'est-ce qu'un grantécrivain ? Un écrivain accompli qui vit pour et par l'écriture. Qui écrit tout le temps et publie beaucoup (J.C. a publié plus de 60 livres !). Qui plus est à Paris, la ville lumière, dans l'une des plus prestigieuses maisons d'édition françaises, Grasset, qui publia Céline, Giraudoux, Nourissier, etc. Un écrivain couvert de Prix et de récompenses (la vie de J.C. a été transfigurée par le Goncourt de 1973, le premier et sans doute le seul Goncourt du roman décerné à un écrivain suisse). Et, comme si cela ne suffisait pas, un écrivain à succès (son dernier livre, Un Juif pour l'exemple, s'est vendu à 30'000 exemplaires).

    Ne chipotons pas, comme d'autres, sur les menus défauts de l'homme. Ce serait ridicule, puisqu'un grantécrivain n'est pas un homme comme les autres. Il est admiré, détesté, attaqué, adulé et traîné dans la boue. Il reçoit chaque jour des mots doux et des lettres de menace. Chacun de ses gestes est épié, guetté, photographié ; chacune de ses paroles analysée longuement. Bref, un grantécrivain quitte le silence obligé et l'anonymat des artisans de l'ombre : il devient une figure publique. Les journaux l'adorent ou le descendent en flammes. Son éditeur le tient au chaud. Même la télévision s'intéresse à lui, consécration suprême de la société de spectacle.

    On le voit : J.C. était notre seul grantécrivain. Le seul dont les paroles, répercutées tous azimuts par les média, avaient valeur d'oracle. Il en a profité et il s'en est bien amusé. D'autant qu'à ses débuts, cette même presse ne l'a pas épargné. Davantage qu'un Haldas (que les critiques ignorent), qu'un Chappaz (classé « écrivain régionaliste »), qu'un Jaccottet (poète trop raffiné), voire même qu'un Bouvier (rangé dans le tiroir des « écrivains voyageurs »), Chessex a été sacré de son vivant, ce qui est rare, à la fois pour son œuvre et son sacré caractère. Ce fut le seul à défendre très au-delà des frontières les auteurs romands qu'il appréciait, comme Gustave Roud, Mercanton, Chappaz encore, Corina Bille et beaucoup d'autres.

    Comme le disait Jérôme Garcin, mercredi, à Lausanne : « il ne faut pas pleurer Jacques Chessex, il faut le lire. »

    * Dominique Noguez, Le Grantécrivain et autres textes, Gallimard, 2000.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Pour Adrien Pasquali

    images.jpegOn l'oublie trop souvent : écrire est difficile, incertain, périlleux, angoissant — surtout en Suisse romande où tout conspire à étouffer les voix qui pourraient être singulières. Les exemples ne manquent pas d'écrivains étranglés par le silence ou l'indifférence. Adrien Pasquali était de ceux-là. Il y a dix ans, le 23 mars 1999, à Paris, il a décidé de se donner la mort, et d'abandonner les siens. Jérôme Meizoz, qui l'a bien connu, lui adresse, dix ans plus tard, de belles lettres, qu'on peut lire ici.
    Au fil des livres, Adrien Pasquali (né en 1958) semblait approcher de plus en plus un secret qui le brûlait, secret rattaché à l'enfance, au déracinement et à l'apprentissage d'une langue qui aura toujours été étrangère. Secret, encore, d'un silence qui était comme le berceau (ou l'origine) de la passion d'écrire.
    Déjà La Matta, roman publié chez Zoé en 1993, tentait à sa manière de circonscrire une blessure liée à l'émergence de la folie, à la mort, à l'enfance — ou peut-être à la mort de l'enfance. Ce roman bref et intense avait le charme de ces journées d'été qui laissent sur la peau (et dans les yeux) des marques vives qui accompagnent longtemps le promeneur.
    Ces promesses, Pasquali les tient dans Le pain de silence* jusqu'aux limites de la parole. Même interrogation de l'enfance, des mots échangés (et surtout retenus), de cette loi du secret qui régne si cruellement dans certaines familles et tue dans l'œuf tout rêve de communication. Même écriture musicale, aussi, qui sonne juste et bien dans sa répétition obsessionnelle des mêmes motifs. Même louvoiement inquiet entre récit et roman en quête d'une forme qui concilie enfin (ou réconcilie) l'écriture et la présence au monde.
    Constitué de deux immenses phrases, « deux amples coulées sans point ni paragraphe », le livre d'Adrien Pasquali avance comme le derviche de Voltaire, en cercles concentriques : il revient sans cesse sur ses pas comme s'il cherchait dans le passé des points d'appui pour accrocher ses mots, creuser la trace qui mène à la lumière (ou à la délivrance) du point final. Dans ce récit haletant, sans cesse entravé par des images mortifères (le père muet, la mère sacrifiée aux travaux domestiques), on avance avec angoisse vers la fin, longuement différée, où le silence, comme la glace, menace à chaque pas. L'ironie veut que ce silence, dont il essaie par tous les moyens de se libérer comme d'une gangue funeste, Pasquali ait choisi de le rejoindre pour toujours.

    * Adrien Pasquali, Le pain de silence, éditions Zoé, 1999.

  • Mélusine ou l'âme sœur, par Corine Renevey

    bachtenpoupee.jpgIl y a des livres qui nous hantent parce qu’ils sont justes, parce qu’ils touchent à l’essentiel de notre condition humaine. La Poupée de laine* de Frédérique Baud Bachten est de ceux-là. Avec cette première publication aux éditions Samizdat, l’auteure renoue avec son expérience du théâtre et de la radio. Elle évoque le tragique destin d’un enfant, né pas comme les autres, tourmenté par un mal sans nom, mettant en péril le fragile équilibre de ceux qui l’aiment avec une volonté peu commune. Doris Lessing avec le Cinquième Enfant **, Siri Hustvedt avec Tout ce que j’aimais***, et tout récemment, Jean-Louis Fournier avec Où on va, papa ? ****, ont abordé la douloureuse question de la filiation de la différence, une différence qui parfois peut s’apparenter au diable en personne. Doit-on se sentir coupable d’avoir engendré le pire ? Pourquoi le mal s’incarne-t-il dans un enfant, fruit de l’amour et du bonheur sans limite ? Suffit-il de comprendre l’héritage ambivalent que nous lèguent nos ancêtres, d’en analyser la part vénéneuse, afin de chasser la cruauté du destin ? La Poupée de laine est peut-être une tentative de réponse — les enfants ne nous appartiennent pas — mais aussi le récit d’une possibilité de pardon.

    Le récit débute sur la scène d’un théâtre planté au cœur des vignes. Y figure une comédienne, à la fois auteure et héroïne de l’histoire, répétant son texte en tenant dans ses mains, pour seul accessoire, une poupée de laine tricotée par sa mère, trouée au ventre, qui sent la naphtaline et les odeurs de son enfance. De ce premier texte dont nous ne connaîtrons que le début indiqué par des italiques, nous devinons qu’il est né de la souffrance à l’état brut et de la haine. C’était un cri qui soudainement a perdu son sens : « N’avoir que des mots c’est ne rien avoir pour dire un cri ! Leur grammaire, leurs significations diverses, toute leur ambiguïté l’écorche maintenant. ». Incapable d’affronter son public, la comédienne fuit le théâtre pour s’enfoncer dans la forêt et vivre une expérience étrange et fantastique qui inspirera une deuxième mouture du texte. C’est cette deuxième version qui prend forme peu à peu sous nos yeux, qui se déroule et se noue au fil d‘une narration, non pas linéaire, mais qui se cherche dans une obstinante fuite hors du drame, de la trame maternelle. Malgré les échappées au bord du gouffre, le fil ne rompt pas et la poupée de laine qui se défait au fur et à mesure que l’on tire sur la laine, sert alors de métaphore au texte qui se déforme et se recompose. À force de se hisser hors du gouffre, en tirant sur le fil des maux, la malédiction maternelle perd de sa puissance et se transforme en une pelote qui servira peut-être à autre chose. « Désormais, le ventre de laine est vide. Son contenu gît épars en guise d’humus au pied des grands arbres. Elle laisse à la forêt le soin d’en éroder le dernier vestige… Dans sa poche, le fil enroulé sur lui-même fait une bosse qu’elle caresse doucement comme un chagrin longtemps porté. »

    Ce sont les éléments naturels, la terre, les feuilles mortes, la mousse qui, au cœur de la forêt, lui révèlent le secret douloureux de sa double nature. Si la terre est nourricière comme une mère, elle est aussi destructrice. C’est cette révélation qui la ravage, cette insoutenable ambivalence qui pulvérise toute espérance. Terre, mère, enfant : tout se confond dans la peine. Sa mère, tant aimée et admirée, l’a maudite deux fois, d’abord pour être née fille et non garçon et ensuite pour n’avoir pas su retenir son père, le déserteur. La malédiction aurait-elle ainsi gagné l’enfant fou ? Nul ne sait. Tous, médecins, infirmiers, assistants sociaux, tuteurs semblent impuissants devant le mal. Si la société ne peut contenir le désespoir qui les ronge, seul l’imaginaire collectif des contes et légendes peut encore rivaliser avec la tragédie qui se déroule sous leurs yeux. C’est ainsi que s’impose la figure de la fée Mélusine, elle-même fille maudite de la sorcière Pressine et mère d’un enfant fou. Figure tutélaire qui partage sa douleur et la sauvera de la mort.

    * Baud Bachten, Frédérique. La Poupée de laine (Genève, Éditions Samizdat, liminaire de Lytta Basset, 2008), 78 p.

    ** Lessing, Doris. Le Cinquième Enfant (Paris, Albin Michel, 1990).

    *** Hustvedt, Siri. Tout ce que j’aimais (Arles, Actes Sud, trad. de l’américain par Christine LeBœuf, 2003), 460 p.

    **** Fournier, Jean-Louis. Où on va, papa ? (Paris, Éditions Stock, 2008), 155 p.