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littérature romande - Page 35

  • Mortelle randonnée

    hofmann.jpegAprès un récit de voyage, Billet aller-simple*, et Estive**, carnet de route en haute vallée alpine, Blaise Hofmann se lance dans le roman. Et, pour son coup d’essai, il n’a pas froid aux yeux, puisqu’il se glisse dans la peau d’une femme, Berthe, la trentaine, en rupture sociale, pour raconter sa révolte, d’abord, sa soif de liberté, puis sa dérive mortelle.
    Scandé en trois parties, le périple de l’héroïne commence à Lausanne, où elle travaille comme assistante de direction sous les ordres d’une amie d’enfance, redoutable executive woman. Quand elle rentre chez elle, c’est pour retrouver son petit ami, tendresse plan-plan et routine quotidienne. On sent Berthe tout près du point de rupture. Il arrive un beau jour, presque par accident, alors qu’elle se balade à vélo. Un pneu crevé, de nouvelles rencontres, l’envie de poursuivre son chemin Dieu seul sait où : comme une seconde chance pour sortir de l’étau des jours gris. Chaque rencontre est un événement, pousse Berthe un peu plus loin sur le chemin de la liberté. Quête de soi qui passe par l’aventure, l’expérience du temps mort et de la faim, de l’errance, de l’absence de tout port d’attache. Blaise Hofmann a les sens aguerris. C’est un observateur, doublé d’un moraliste : au fil des jours, la fuite de Berthe se transforme en voyage initiatique, un voyage jalonné de rencontres et de découvertes, de peurs et de désirs. Hofmann excelle à observer les gens, à décrire une nature qui n’est pas toujours bienveillante, à creuser cette envie d’aller voir ailleurs si la vie est plus belle…
    assoiffée.jpegPlus convenue, la seconde partie de L'Assoiffée*** montre Berthe dans la rue, à Paris, fréquentant SDF et clochards, dormant dans les toilettes publiques, mendiant un peu d’argent à la porte des supermarchés, vivant ou survivant d’expédients. On a de la peine à suivre Berthe dans cette longue descente aux enfers où tout esprit de révolte, toute résilience, semble l’avoir abandonnée. « Ne pas hésiter à perdre la face. Aller au bout de mes maladresses. Errer comme une provinciale pas peu fière d’avoir fait le déplacement. Être heureuse. »
    Ce bonheur, Berthe ne le trouvera pas à Paris où elle s’enfonce chaque jour davantage dans la misère et la marginalité. Hofmann peine ici à trouver le ton juste pour décrire cette fuite éperdue qui est un vertige du néant et de la mort. On aimerait que Berthe ait plus d’épaisseur ou de consistance. Que quelque chose en elle résiste à ce vertige autodestructeur. Pourquoi est-elle à ce point passive et désespérée ? D’où vient ce malheur qui l’habite ? Que (ou qui) cherche-t-elle si vainement à fuir ?
    La troisième partie, hélas, ne répond pas à ces questions, ou les laisse en suspens. Recueillie par un routier qui lui raconte sa vie (surprenant dialogue dans un roman presque entièrement écrit sous forme de monologue), Berthe va se retrouver sur la côte normande, si chère à Marguerite Duras. Cette ultime rencontre, dont on pressent qu’elle aurait pu être décisive, cette dernière chance, Berthe ne sait pas la saisir. Elle poursuit sa dérive au fil des dunes de l’Atlantique, s’interroge encore une fois sur sa vie — et sur le monde qui l’a abandonnée. La liberté, est-ce la mort ? Toute émancipation (par rapport à la société, au monde du travail, au couple) est-elle forcément impossible ? Se chercher, se trouver, à travers une errance ponctuée de rencontres et de découvertes, est-ce nécessairement se perdre ?
    Pour Blaise Hofmann, qui suit pas à pas la longue dérive de Berthe, la réponse ne fait pas de doute. En fin de course, Berthe n’a qu’une issue : se fondre corps et âme dans les flots de l’océan. Ultime et mortelle régression. Même si cette fin — si caractéristique de la littérature romande qui a fait du suicide son principal lieu commun — semble un peu trop prévisible, ou trop facile, le roman de Blaise Hofmann ne manque pas de vigueur, ni de style. On se réjouit de le lire dans un prochain roman au sujet peut-être mieux adapté à ses qualités d’écrivain.


    * Blaise Hofmann, Billet aller simple, l’Aire bleue, 2006.
    ** Blaise Hofmann, Estive, Zoé, 2007.
    *** Blaise Hofmann, L’Assoiffée, roman, Zoé, 2009.

  • Le pacha Boniface

    images.jpegAuteur de sept romans remarqués (dont le remarquable Les Larmes de ma mère*, Prix Dentan 2004), Michel Layaz (né en 1963 à Fribourg)  fait partie, sans conteste, de la jeune garde des Lettres romandes. On peut classer ses livres selon leur ton et leur propos : il y a, d’une part, les textes d’une veine intimiste, comme Les Larmes de ma mère, et les textes d’apparence plus légère, mais tout aussi intéressants, d’une veine drolatique et satiriste, comme La Complainte de l’idiot.
    Cher Boniface**, son dernier roman, appartient sans hésitation à la seconde catégorie. Il s’agit d’une farce, plus sérieuse qu’il n’y paraît, qui met en scène une sorte de « bon à rien », prénommé Boniface, proche cousin de ces Taugenichts allemands qui ont décidé de ne pas perdre leur vie à la gagner. Vautré sur son pouf, passant son temps à grignoter des gousses d’ail, Boniface, au début du livre en tout cas, est un pacha heureux et désœuvré. Mais une rencontre va bouleverser sa vie : c’est en gravissant l’Eiger qu’il va tomber sur Marie-Rose Fassa, une journaliste ambitieuse et dynamique. Tout le contraire, bien sûr, de Boniface. C’est elle, désormais, qui va pousser notre poussah à travailler d’abord, puis à faire quelque chose de sa vie.
    Autrement dit : à écrire un livre ! Car les femmes n’aiment pas les hommes qui manquent d’ambition…
    Le ton est donné dès l’entame et le lecteur est embarqué dans un tourbillon de mots qui bientôt l’étourdissent. Layaz aime les listes, les zeugmes, les énumérations. Même si, parfois, cela tourne au procédé, le style est délectable, léger, plein de fantaisie. D’autant qu’il se pique de satire et de philosophie. On reconnaît au passage des personnalités médiatiques (Pierre Keller, Christoph Blocher), brocardées de manière à la fois drôle et cruelle. Un morceau de bravoure fait même l’éloge, lors d’une interview mémorable, des valeurs du juste milieu qui règnent dans les instances fédérales et tiennent lieu, en Suisse, de véritable philosophie.
    Mis en demeure de travailler, par sa chère et tendre Marie-Rose, Boniface va trouver un emploi dans les chemins de fer en tant que couchettiste (emploi que l’auteur a tenu, quelque temps, dans la vraie vie). Mais, bien sûr, ce n’est pas un travail de tout repos. Et les soucis ne tarderont pas à fondre sur la tête du héros obligé de gagner sa vie pour ne pas déchoir aux yeux de sa dulcinée.
    D’autres personnages viendront mettre leur grain de sel dans ce roman qui n’en manque pas : un surveillant des chemins de fer effrayant, Prokasch, qui finira par succomber aux charmes de Cécilia, la mère du héros, et une jeune rivale de Marie-Rose, prénommée mademoiselle Coline. Comme on le voit, l’univers doux-amer de Layaz fait penser, quelquefois, à celui de Robert Walser, peuplé de personnages attachants et égarés dans la « vraie vie ».
    Si le roman part en fanfare et déploie une verve comique assez rare en Suisse romande, il peine, cependant, à tenir la distance. La dernière partie du livre, en particulier, apparaît décousue, et la fin (en forme de happy ending) est décevante. C’est bien dommage, car Michel Layaz, en la personne de Boniface, a véritablement créé un personnage à la fois attachant et agaçant, poète et philosophe, contemplatif et paresseux. Un personnage à facettes, insupportable et drôle, riche de promesses. Mais ces promesses, finalement, demeurent virtuelles.


    * Michel Layaz, Les Larmes de ma mère, Points-Seuil, 2007.
    ** Michel Layaz, Cher Boniface, roman, éditions Zoé, 2009.

  • Maurice et Corinna

    images.jpeg Une pluie d'éloges — parfois tardifs — s'est abattue sur l'écrivain valaisan Maurice Chappaz, qui vient de disparaître. Chaque écrivain, de son vivant, édifie sa propre statue. Chessex en ogre austère et grave. Bouvier en poète aux semelles de vent. Chappaz en montagnard madré et faussement naïf. Ces statues, bien souvent, n'ont rien à voir avec la réalité. Chessex est moins austère qu'il ne paraît. Bouvier riait, quand on le traitait de vagabond des routes, lui qui a passé l'essentiel de sa vie à Genève, sur les hauteurs de Cologny. Quant à Chappaz, il suffit d'avoir été son éditeur pour savoir combien l'homme était retors, malin et soucieux, avant tout, de sa propre gloire. Il a eu cette chance, inouïe, d'avoir pour compagne Stéphanie — dite Corinna — Bille, fille du grand peintre humaniste Edmond Bille, dont les éditions Slatkine viennent de publier une magnifique et indispensable biographie*. Corinna, comme le veut la légende, tenait la barraque du foyer et élevait leurs trois enfants, tandis que Maurice vagabondait par monts et par vaux. Cela ne l'a pas empêchée, Corinna, d'écrire des livres qui comptent parmi les plus marquants de la littérature romande. Tout le monde devrait lire Theoda**, le premier roman écrit en 1944, qui est un chef-d'œuvre d'émotion et de fraîcheur. Ont suivi de nombreux titres, dont Deux passions, autre chef-d'œuvre, puis La Demoiselle sauvage, Douleurs paysannes**, Le Sabot de Vénus** ou encore Juliette éternelle**. images-1.jpegSi, comme l'écrit si justement Jean-Louis Kuffer, Chappaz fut ce poète au verbe de cristal, Corinna avait ce don du récit, de la construction dramatique, de l'amour des personnages, bref du roman, si rare en Suisse romande. Elle avait mille et une histoires à raconter, à inventer. Et, à sa manière, mêlant subtilement les éléments naturels et fantastiques, elle a su construire sa propre mythologie, qui n'était pas celle d'une fée du logis, mais d'une magicienne de l'écriture (que l'écriture a sauvée d'une vie solitaire et. parfois miséreuse).Alors relisons-les, tous les deux, le poète et la magicienne, pour leur rendre un dernier hommage.

     

    * Edmont Bille, par Bernard Wyder, Éditions Slatkine, 2008.

    ** La plupart des ouvrages de Corinna Bille se trouvent aux Éditions Empreintes et Plaisir de lire.