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littérature romande - Page 12

  • Un thriller envoûtant (Catherine Fuchs)

    images-2.jpegJ'étais un peu inquiet en commençant le dernier livre de Catherine Fuchs, La Tête dans le sable*. Il s'agit en effet d'un roman « engagé » dont le personnage principal, Carmen Berger, travaille dans une ONG qui est bien résolue à dénoncer les méfaits d'une puissante multinationale exploitant sans scrupule le cuivre d'un petit pays d'Afrique, le Zamanga. Je craignais le déluge des bons sentiments et l'inévitable auto-flagellation finale qui accompagne bien souvent ce genre de livre (les écrivains romands ont la culpabilité rivée à l'âme et au corps).

    images-3.jpegMais pas du tout ! Même si ses personnages sont un brin convenus (Carmen est le type de la femme divorcée de cinquante ans, aigrie, avec deux enfants ingérables, un ex courant le guilledou avec une jeunette, roulant à vélo et toute dévouée à sauver la planète ; son prétendant, quant à lui, roule en Mercedes, joue au golf et au tennis et possède un hors-bord!), l'auteur nous entraîne dans une sorte de roman d'espionnage extrêmement bien ficelé. Écrit sous la forme d'un journal intime, le roman est enrichi de témoignages pris à vif sur le terrain, témoignages qui sont autant de preuves à charge contre la multinationale Promaco. Pour corser le tout, Catherine Fuchs imagine une liaison (forcément dangereuse) entre Carmen Berger et un homme travaillant pour la Promaco. Dès lors, le roman se déploie dans deux dimensions parallèles, l'une politique, l'autre affective, qui doivent bien un jour se rejoindre. Je ne dévoilerai pas la fin du livre, mais les fils se rejoignent, en effet, et de manière inattendue. Entre-temps, le roman décortique les circuits compliqués par lesquels, aujourd'hui, on peut tromper le fisc, appauvrir toute une région d'Afrique en prétendant y apporter progrès et développement et s'enrichir effrontément du labeur des autres.

    Sans jamais être pontifiant, ou moralisateur, le livre éclaire très bien les mécanismes d'exploitation de certains pays riches en matières premières (indispensables à nos précieux portables!) au seul profit de multinationales sans état d'âme. Et l'histoire d'amour entre Carmen et Michael (le beau ténébreux de la  Promaco) tient le lecteur en haleine.

    Un livre à lire et à méditer.

    * Catherine Fuchs, La Tête dans le sable, roman, Bernard Campiche éditeur, 2016.

  • Portrait de l'artiste en lecteur du monde (2) : du journal au carnet

    DownloadedFile-1.jpegL’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à 24Heures, commence avec ses Passions partagées (lectures du monde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon (1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…

    Ce monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens, encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions de lecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.

    À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »

    Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, empathique. 

    * Jean-Louis Kuffer, L'Échappée libre (lectures du monde 2008-2013), L'Âge d'Homme, 2014.

  • À lire et à offrir : La Peau des grenouilles vertes (Serge Bimpage)

    images-4.jpegTout est crypté, ou presque, dans le dernier roman de l’écrivain genevois Serge Bimpage. Le titre, tout d’abord, La Peau des grenouilles vertes*, qui ne trouve son explication qu’à la page 109 (allez-y voir vous-mêmes, si vous ne me croyez pas !). Le nom des personnages ensuite : un écrivain suisse, exilé malheureux à Paris, qui s’appelle Claude Duchemin, fait penser à Claude Delarue, disparu en 2011. Un cinéaste amateur de havanes, rencontré dans le TGV, évoque immanquablement le prophète de la Nouvelle Vague (il s’appelle Jean-Luc Gaddor). Quant à la trame du roman (l’enlèvement de la fille d’un artiste célèbre), elle fait penser à l’affaire Dard, survenue en 1983, à Genève, qui avait fait grand bruit. Ici, Joséphine Dard (voir ici son interview) devient Albertine Onson, et son père Frédéric, Nils Onson. Quant à Bimpage, qui aime les masques et les pseudos, il devient Nazowski (surnommé Naze). Mais ne nous y trompons pas : La Peau des grenouilles vertes, malgré les apparences, n’est pas un roman à clés : c’est une enquête, passionnante et fouillée, autour d’un fait divers qui met en évidence toutes les facettes de l’âme humaine — ses ombres et ses lumières.

    Qui est Naze ? Un nègre d’écriture. « Un raconteur de vies », comme il se nomme lui-même. Il a quitté le journal pour lequel il travaillait pour se mettre à son compte, et écrire, car telle est sa passion, et son ambition. Il est le scribe fidèle, le témoin attentif, qui va donner forme (et cohérence) aux vies qu’on lui raconte. Qui connaîtrait Socrate si Platon n’avait pas retranscrit fidèlement ses paroles, et sa philosophie ?

    Les nègres sont utiles, et même indispensables, on ne le dira jamais assez…

    Mais l’écriture n’est pas qu’une affaire de commande ou de métier. Naze s’en est vite aperçu. Elle plonge en lui ses racines profondes. Autrefois journaliste, puis nègre, il a toujours rêvé d’être écrivain. C’est ici que les choses se compliquent, et deviennent passionnantes.

    images-3.jpegFasciné, depuis longtemps, par un fait divers (l’enlèvement d’Albertine Onson), Naze va mener discrètement son enquête, comme un limier, et écouter les témoignages (peut-on parler de confessions ?) des deux protagonistes de cette sinistre affaire. Le nègre, alors, devient psy : il écoute, interprète, essaie de débrouiller l’écheveau si subtil des paroles prononcées. Edmont K., le ravisseur, l’effraie, d’abord, puis joue au chat et à la souris. Aujourd’hui, on le classerait dans la catégorie des pervers narcissiques. C’est un manipulateur sans envergure, mais à l’ego tout-puissant. Naze reste fasciné, mais toujours sur ses gardes. Il reconstitue son enfance, les humiliations subies face à son père, ses déboires dans une société où il ne trouve pas sa place. L’arrière-fond criminel est parfaitement décrit, avec empathie, mais sans pathos. Edmont K. est un homme ordinaire, c’est là son drame, attiré par l’appât du gain, inconscient des souffrances qu’il peut (et va) causer.

    Le cas d’Albertine est beaucoup plus intéressant. Sa vie croise celle de Naze en plusieurs points : elle devient l’amie de Claude Duchemin, que Naze admire, et qui lui lègue son appartement parisien. L’évocation de l’écrivain suisse exilé (alias Claude Delarue) est belle et émouvante (et pourrait être développée). Elle exerce sur Naze une attraction qui le poussera dans ses derniers retranchements. Car raconter la vie des autres, recueillir leurs paroles, n’est pas sans danger. On en dit toujours trop, ou trop peu. Naze est un scribe fidèle, certes, mais il sent les limites de son métier : la vérité ne se dit pas comme ça. Maquillée, travestie, elle ne sort pas toute nue de la bouche du bourreau, comme de celle de la victime. L’un et l’autre ne peuvent pas tout dire. Seul le roman — par son espace de liberté, ses voix multiples, ses spéculations, ses outrances — peut approcher la vérité du réel.

    Et Naze en est le premier conscient…

    À qui appartient une vie ? À celui qui la vit ou à celui qui la raconte ?

    C’est le dilemme de Nazowski, et l’enjeu central de son livre. Comme Serge Bimpage, il y déploie ses multiples talents : journaliste, il mène une enquête au cordeau, se déplace, interroge les témoins, repère les lieux du crime ; fin psychologue (et maïeuticien), il sait accoucher les personnes qu’il écoute et les comprend sans les juger, comme dirait Simenon ; et en bon écrivain, il donne forme à ce chaos de vérités, serré comme un nœud de vipères, dont il extrait un roman à la fois vif et attachant, parfois désabusé, plein de surprises et de retournements de situation, qu’on ne lâche pas jusqu’à la dernière ligne.

    * Serge Bimpage, La Peau des grenouilles vertes, roman, L’Aire, 2015.

    Serge Bimpage présentera La peau des grenouilles vertes à la librairie Le Parnasse (6, rue de la Terrassière à Genève) le jeudi 12 novembre à 19h. Jacques Roman le commentera aussi et lira des extraits. Par ailleurs, Serge Bimpage sera aussi l'invité de Lectures publiques à Genève, Rue de l'Industrie 13, le mercredi 25 novembre et de la Compagnie des Mots (Place de l'Octroi, Carouge/Genève) le mardi 1er décembre, à 18h30.