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  • Misère de l'Université

    baudelaire_par_courbet.1302456231.jpgGeorges Blin, précurseur de la « Nouvelle critique », a enseigné à Bâle, puis à la Sorbonne, puis au Collège de France. C'est dire son aura, et sa carrière remarquable. Il a écrit plusieurs livres essentiels, dont un Baudelaire, qui fait autorité, mais qui était devenu introuvable. Grâce aux bons soins de Robert Kopp, un autre Bâlois, ce monument de la critique baudelairienne reparaît, enrichi des résumés de ses cours en Sorbonne.

    Autre temps, autres ambitions !

    Pour le plaisir, je cite ici les propos de Robert Kopp, qui mesure l'écart intellectuel entre l'époque où Blin était un des fleurons de l'Université de Bâle, et aujourd'hui, où les études littéraires ont été bannies de cette même Université…

    « Blin est resté à Bâle jusqu’en 1959, année de son entrée à la Sorbonne. Les études romantiques ont continué à illustrer la chaire de Bâle jusqu’à sa suppression. La republication du Baudelaire est aussi un hommage rendu à l’histoire de cette institution, saccagée désormais par des gestionnaires ignorants qui veulent tout noyer dans d’insipides « Cultural Studies » et oublient qu’une Faculté des Lettres vit d’abord grâce à des personnalités de premier plan et non pas grâce à des prétendus centres d’excellence ou des laboratoires. On confond tout en transposant dans le domaine des sciences humaines les schémas valables en sciences exactes. Georges Blin n’est pas un grand scientifique, mais un grand penseur et un grand écrivain. »

    Georges Blin, Baudelaire, suivi de Résumés de cours au Collège de France 1965-1977, Gallimard, coll. « Cahiers de la NRF », 258 pages, 26 €

  • Chessex, encore

    images.jpegJe viens de recevoir, par la poste, le dernier livre de Jacques Chessex, L'Interrogatoire*. Avec, sur la page de garde, une dédicace écrite au Pentel noir, d'une graphie souple et belle. En amitié. Jacques C.

    Impossible ! me direz-vous. Chessex est mort le 9 octobre 2009, à Yverdon, après avoir été pris à partie, publiquement, par un médecin vaudois, qui a courageusement pris la fuite. Et qui, à l'heure actuelle, ne doit pas être très fier de lui.

    Mort, Chessex?

    Oui et non. Les écrivains ne meurent jamais tout à fait. Jamais complètement. La preuve? Sort de presse, ces jours-ci, le dernier livre de Chessex, issu des notes que l'écrivain avait rassemblées dans les semaines précédant le drame d'Yverdon. L'Interrogatoire.

    Ce n'est pas un roman, ni un essai, ni un conte philosophique. Mais une longue confession, à la manière de Rousseau, que JC admirait comme un maître. Chessex est mis à la question. Remis en question(s). Interrogé par une voix anonyme qu'on suppose venir de très haut. Et qui le connaît bien. Une voix qui gratte, qui rôde, qui fouine dans la vie du grand écrivain. Une voix qui ne s'en laisse pas conter. Opiniâtre, forte, impitoyable. Et Chessex se livre entièrement à cette confession. Non pour alléger sa conscience. Mais pour creuser encore cette conscience de soi, cette présence au monde et à autrui qu'il a essayé de fouiller dans tous ses livres, même les moins autobiographiques.

    Examen de conscience, diront les protestants, qui s'y connaissent pour sonder leurs abîmes ou tourmenter leur âme.

    Besoin de lumière. Exigence de clarté. Sur sa vie. Ses amours. Ses amitiés. Ses admirations. Ses livres.

    Un livre qui se lit d'une traite. Parce qu'il vous est adressé. A vous. A moi.

    Par-delà la mort et les péripéties de l'existence.

    Un écrivain ne meurt jamais tout à fait. Sa voix s'entend encore longtemps après que son visage nous a quitté.

    * Jacques Chessex, L'Interrogatoire, Grasset, 2011.

  • Douna Loup : un nom à retenir

    images.jpegRetenez bien ce nom, aux allures de pseudonyme ethno : Douna Loup. Douna comme Douna, une petite ville du Burkina Faso Et Loup comme le grand méchant loup, et comme le Théâtre du même nom. Car Douna Loup vit à Genève où elle est née en 1982, de parents marionnettistes. Si l'on en croit Culturactif, « elle passe son enfance et son adolescence dans la Drôme. À dix-huit ans, son Baccalauréat Littéraire en poche, elle part pour six mois à Madagascar en tant que bénévole dans un orphelinat. À son retour elle s'essaye à l'ethnologie, elle nettoie une banque suisse pendant trois mois, garde des enfants durant une année, écrit sa première nouvelle, puis devient mère, et étudie les plantes médicinales. Après avoir vendu des tisanes sur les marchés et obtenu un certificat en Ethno-médecine, elle se consacre pleinement à l'écriture et à ses deux filles. »

    Un premier roman, donc, au titre énigmatique, L'Embrasure*. Un titre qui donc à la fois l'ouverture, la blessure et la brûlure. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette roman qui cherche un peu sa voie entre des épisodes parfois aléatoires, voire incertains, et pas toujours bien ficelés ensemble. Simple défaut de jeunesse : le désir impérieux de tout dire, de trop dire, dans un seul livre. Mais le lecteur qui prend la peine d'entrer dans cet univers à la fois fantastique et singulier ne sera pas déçu : il y trouvera matière à réflexion et à rêverie. Il se laissera surprendre à chaque page par une sensation nouvelle, une découverte, un rythme ou une odeur, une trouvaille poétique.

    Le narrateur de L'Embrasure est un jeune homme de 25 ans, ouvrier, taciturne et solitaire. Sa vraie passion n'est pas l'usine, où il travaille comme un robot, mais la forêt, qu'il explore comme une femme, et parcourt de long en large pour aller chasser. Affûts. Longue traque muette. Observation de tous les signes, traces, brisées, qui le mènent infailliblement à sa proie. Or, au lieu d'une proie patiemment traquée, il tombe un jour sur un cadavre à l'abandon. Un homme perdu, sans nom et sans visage. « Maintenant que je vois la forme c'est sûr, il y a la tête qui se devin sur la terre et les bras repliés sur le thym. »

    Pourquoi cet homme est-il venu mourir dans sa forêt ? Quels signes a-t-il voulu lui envoyer ?

    Le roman démarre vraiment par cette découverte. Dès cet instant, le narrateur est littéralement hanté par l'inconnu. Il entreprend sa propre enquête sur le mort — un suicidé, en fait — qui s'avère s'appeler Leandro Martin, noter régulièrement ses réflexions dans de petits carnets, vivre en marge de la société et de sa famille, qui le connaît si mal. Bien sûr, cette enquête sur l'autre, le mort perdu dans sa forêt, est d'abord, pour le narrateur, une quête de soi-même. Une quête qu'il poursuit à travers plusieurs femmes. Lise d'abord, puis Eva (il fallait une femme fatale au roman!). Douna Loup excelle à rendre à la fois le désir et le vide, la sensualité de ces rencontres et l'impasse où elles mènent : « tous les deux, nous nous demandons ce qui nous rassemble, et nous nous rassemblons quand même ». Il y a de la sauvagerie, mais aussi du désespoir dans cette rencontres toujours fragiles, toujours à confirmer le lendemain.

    Si le roman se perd un peu dans sa dernière partie, c'est sans doute que son narrateur est lui-même perdu, en quête d'une vérité sur le monde et sur lui-même qui glisse entre ses doigts comme la pluie sur les feuilles des arbres. On sent chez lui l'appel constant de la nature, sa beauté, sa violence, son mystère impérieux, qui le renvoie à son amour des femmes, non moins sauvage et mystérieux. Dans une langue à la fois simple et efficace, très poétique, Douna Loup sait créer un monde d'images et de sensations fortes. Elle renvoire le lecteur, comme le narrateur, à l'énigme de son désir. Elle trouve les mots pour dire ce qui se cache dans l'embrasure.

    * Douna Loup, L'Embrasure, roman, Mercure de France, 2010.

    La revue Le Passe-Muraille publie, dans son dernier numéro, un long texte inédit de Douna Loup.


    Douna Loup, "L'embrasure" par mercuredefrance