À l’origine du dernier livre d’Annie Ernaux (née en 1942 en Normandie), Les années*, il y a des photos et des souvenirs. C’est-à-dire, comme toujours, le désir d’élucider un passé personnel et obscur afin d’en exprimer l’essentiel scandale. On se souvient de ses extraordinaires livres précédents (Une femme, La Place, La honte, La femme gelée, Une passion) : chacun cherchait une vérité au fil du rasoir, sans masque ni concession. Comme si la vie de l’auteur, à chaque fois, en dépendait. Ce qui explique, sans doute, la réussite et le succès de cette écriture à fleur de peau et de plaie.
Dans Les années, pourtant, Annie Ernaux tente autre chose. Il ne s’agit plus de remuer le couteau dans sa propre chair, afin de sonder la vie de ses parents, la folie d’une passion amoureuse ou encore la maladie de sa mère. Non. Ici, l’auteur revisite, à sa façon, toutes les années d’après-guerre, en s’aidant de photographies et de souvenirs personnels, mais aussi en interrogeant l’Histoire qui, toujours, nous aveugle et nous porte. « Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. »
Loin d’être neutre et ennuyeuse, cette plongée dans l’histoire commune du XXe est passionnante. Annie Ernaux, au prix d’un travail impressionnant de documentation et de remémoration, restitue avec saveur les idées et les modes, les manies et les travers d’une époque qui n’est pas si lointaine. Son récit, qui ressemble à une enquête sociologique, souligne les fractures sociales, les ruptures idéologiques : en un mot, la folie de l’Histoire. Pourquoi, par exemple, dans les années 70, la profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances. Et pourquoi, à cette époque, les professeurs utilisaient le Lagarde et Michard de leur jeunesse, comme leurs propres professeurs l’avaient fait avant eux. Pourquoi on interdisait le film de Rivette, La Religieuse, comme les ouvrages érotiques ou certaines émissions de télévision…
Au fil des pages, s’affirme aussi une vocation d’écrivain. Celle qui est prise dans le flux et le reflux de l’Histoire (celle des hommes et la sienne propre) se raconte d’abord à la troisième personne, avant de trouver le je qui fera la singularité absolue de son écriture. « Ce qu’elle prend pour de vraies pensées lui vient quand elle est seule ou en promenant l’enfant. Les vraies pensées ne sont pas pour elle des réflexions sur les façons de parler ou de s’habiller des gens, la hauteur des trottoirs pour la poussette, l’interdiction des Paravents de Jean Genet et la guerre du Vietnam, mais des questions sur elle-même, l’être et l’avoir, l’existence. C’est l’approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d’écrire — elle n’a même plus celui de lire —, serait la matière de son livre. »
On l’aura compris : Annie Ernaux invente dans ce livre un nouveau type d’écriture : ni essai, ni confession, ni roman traditionnel. Il s’agirait plutôt d’une autobiographie collective, une écriture qui raconte à la fois l’histoire de tous et l’itinéraire de chacun. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes : plus elle s’attache aux grands mouvements de l’Histoire (nécessairement impersonnelle), plus Annie Ernaux touche l’intime en chacun d’entre nous. C’est le grand tour de force des Années.
Dans Les années, pourtant, Annie Ernaux tente autre chose. Il ne s’agit plus de remuer le couteau dans sa propre chair, afin de sonder la vie de ses parents, la folie d’une passion amoureuse ou encore la maladie de sa mère. Non. Ici, l’auteur revisite, à sa façon, toutes les années d’après-guerre, en s’aidant de photographies et de souvenirs personnels, mais aussi en interrogeant l’Histoire qui, toujours, nous aveugle et nous porte. « Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. »
Loin d’être neutre et ennuyeuse, cette plongée dans l’histoire commune du XXe est passionnante. Annie Ernaux, au prix d’un travail impressionnant de documentation et de remémoration, restitue avec saveur les idées et les modes, les manies et les travers d’une époque qui n’est pas si lointaine. Son récit, qui ressemble à une enquête sociologique, souligne les fractures sociales, les ruptures idéologiques : en un mot, la folie de l’Histoire. Pourquoi, par exemple, dans les années 70, la profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances. Et pourquoi, à cette époque, les professeurs utilisaient le Lagarde et Michard de leur jeunesse, comme leurs propres professeurs l’avaient fait avant eux. Pourquoi on interdisait le film de Rivette, La Religieuse, comme les ouvrages érotiques ou certaines émissions de télévision…
Au fil des pages, s’affirme aussi une vocation d’écrivain. Celle qui est prise dans le flux et le reflux de l’Histoire (celle des hommes et la sienne propre) se raconte d’abord à la troisième personne, avant de trouver le je qui fera la singularité absolue de son écriture. « Ce qu’elle prend pour de vraies pensées lui vient quand elle est seule ou en promenant l’enfant. Les vraies pensées ne sont pas pour elle des réflexions sur les façons de parler ou de s’habiller des gens, la hauteur des trottoirs pour la poussette, l’interdiction des Paravents de Jean Genet et la guerre du Vietnam, mais des questions sur elle-même, l’être et l’avoir, l’existence. C’est l’approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d’écrire — elle n’a même plus celui de lire —, serait la matière de son livre. »
On l’aura compris : Annie Ernaux invente dans ce livre un nouveau type d’écriture : ni essai, ni confession, ni roman traditionnel. Il s’agirait plutôt d’une autobiographie collective, une écriture qui raconte à la fois l’histoire de tous et l’itinéraire de chacun. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes : plus elle s’attache aux grands mouvements de l’Histoire (nécessairement impersonnelle), plus Annie Ernaux touche l’intime en chacun d’entre nous. C’est le grand tour de force des Années.
Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008.