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  • L'amour au-delà de la mort (Daniel de Roulet)

    Unknown.jpegOn connaît le rapport ambivalent que Daniel de Roulet entretient avec  son pays : relation d'amour-haine qui est au cœur de plusieurs de ses livres. Le peintre Ferdinand Hodler, dont on célèbre cette année le centenaire de la mort et à qui de Roulet adresse une série de belles lettres, cristallise parfaitement cette ambivalence. D'abord peintre d'histoire et d'allégories, célébré par la droite patriotique (Christophe Blocher est le plus grand collectionneur de ses toiles) Hodler est considéré par de Roulet comme un « peintre helvétique et besogneux »*. On craint alors le pire. Heureusement, tout va changer avec la rencontre d'une belle Parisienne, Valentine Godé-Darel, qui va devenir son modèle, puis sa maîtresse, et donner un élan nouveau — et pour tout dire moderne — à sa peinture. 

    Que s'est-il donc passé ? 

    De Roulet mène l'enquête à Paris, puis à Genève et à Vevey (où séjourne Valentine). Il reconstitue sous nos yeux la vie du peintre, fils de paysans bernois, marqué par la mort, l'acharnement au travail, le désir de reconnaissance. Influencé par des artistes comme Albert Anker, Alexandre Calame et Gustave Courbet, le Hodler de la première époque peint des allégories, des scènes symboliques (son célèbre tableau La Nuit fait sensation au Salon du Champ de Mars en 1891 à Paris). 92px-Fernidand_Hodler_-_The_Woodcutter_-_Google_Art_Project.jpgIl célèbre les hallebardiers suisses ou les bûcherons, images du labeur et de la force. Il y a quelque chose d'épique dans ses peintures murales marquées par l'influence du peintre français Puvis de Chavannes.

    images-1.jpegC'est alors qu'il rencontre Valentine : le fils de paysans bernois tombe amoureux d'une mondaine parisienne (par ailleurs, également peintre). Elle lui sert de modèle, puis décide de le rejoindre en Suisse. C'est peu dire que Hodler va la portraiturer sous tous les angles, dans toutes les lumières, sous toutes ses coutures. On compte plus de 100 toiles et plusieurs centaines de dessins de Valentine, à la fois objet et sujet d'un amour fou.

    Unknown-1.jpegDe Roulet suit pas à pas leur histoire, le premier rendez-vous, les escapades amoureuses. Pour les dire, il retrouve les mots les plus justes, et parfois les plus simples : on dirait que la force que célébrait Hodler dans ses premières toiles s'est muée en passion amoureuse, une passion inquiète et obsessionnelle. Parlant de Hodler, de Roulet parle aussi de lui-même, bien sûr, car le peintre bernois est lié de près à son histoire familiale, ce qui rend le propos encore plus fort et plus percutant. Il y a un véritable enjeu dans ces lettres adressées à un peintre célèbre qu'on ne connaît peut-être pas assez.

    Et puis survient la maladie. Une maladie violente et incurable : Valentine souffre d'un cancer des ovaires. À compter de ce jour, Hodler multiplie les visites, à Vevey, puis à Lausanne, au chevet de son amoureuse. Il prend toujours avec lui ses pinceaux et ses crayons. images-3.jpegIl va faire de Valentine non l'objet de sa peinture (pas de vol, ni de viol dans sa démarche), mais le sujet d'une lutte à mort contre la mort. Il va peindre l'agonie de sa maîtresse, non en voyeur, mais en témoin et en exorciste. Il va peindre la vie et l'amour jusqu'à ses ultimes limites. La limite de ses forces. C'est pourquoi ces portraits de Valentine, images de la souffrance et du combat, sont si bouleversantes. Daniel de Roulet rend parfaitement compte de cette lutte à mort (et perdue d'avance) contre une maladie implacable.


    images.jpegPendant toute l'agonie de Valentine, entre deux visites à sa maîtresse, Hodler va peindre le Léman comme aucun peintre ne l'avait peint jusque-ici. Compositions à l'équilibre parfait. Harmonie sans pareille des bleus et des blancs, le lac étant le miroir du ciel encombré de nuages. Ces tableaux sublimes forment une sorte de contrepoint à l'agonie de Valentine. images-2.jpegDans les deux cas, une obsession de l'horizontalité : la mort de sa maîtresse, qui avance à pas de loup, et la sérénité du lac, comme une eau dormante. Une consolation. Une méditation. Le contraste est frappant. Les deux séries de tableaux apparaissent comme les deux faces d'un diptyque. 

    Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce petit livre foisonnant et précis, qui touche juste, par son style et son adresse. Ces lettres sont belles, parfois savantes et érudites (on y apprend beaucoup de choses sur la vie de Ferdinand Hodler), toujours touchantes. Elles rendent compte, à leur manière, d'une relation qui a bouleversé non seulement la vie de deux êtres humains, mais également l'histoire de la peinture. Hodler, qui va mourir deux ans après Valentine, ne s'est jamais remis de la perte de sa maîtresse.

    * Daniel de Roulet, Quand nos nuits se morcellent, Lettres à Ferdinand Hodler, Zoé, 2018.

  • L'Enfant secret (The Secret Child) en anglais !

    51GFcArJYrL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgQuelle émotion et quel bonheur de voir mon cher Enfant secret*, Prix Dentan 2004, traduit par l'excellente Laurence Moscato et préfacé par Clorinda Donato**, paraître aujourd'hui en langue anglaise !

    Je me permets de reproduire le texte que Jean Kaempfer, Président du Jury du Prix Dentan, avait écrit pour la remise du Prix en avril 2004.

    « L’ouvrage que le jury du Prix Dentan désigne aujourd’hui à l’attention des lecteurs parce qu’il s’est imposé — c’est la formule de nos Statuts - " par sa force d'écriture, son originalité, son pouvoir de fascination et le bonheur de lecture qu'il procure " ; ce récit dont je suis heureux de faire l’éloge constitue une réponse convaincante (convaincante parce qu’elle consiste dans l’invention d’une forme originale) à la question de savoir comment on fait mémoire d’une origine, ou encore : à la question de savoir comment les incertitudes de la généalogie — qui furent mes parents, mes grand-parents ? - incertitudes qui se creusent autant qu’elles se résorbent lorsqu’on scrute les documents qui restent, le savoir déposé dans les livres ; comment tout cela, repris par l’imagination qui sauve et configure, devient la source vive de l’identité personnelle.

    C’est sans doute, en effet, L’Enfant secret, le livre le plus personnel de Jean-Michel Olivier, un récit, est-il précisé, et non un roman, comme la plupart des œuvres narratives qu’il a publiées — et un récit dédié " à la mémoire de [s]es grands-parents ". Aussi, cet " enfant secret qui porte en lui les rêves des autres " en épousant leurs peines, le lecteur devine que c’est l’auteur lui-même — intuition que Jean-Michel Olivier confirme dans les propos qu’il a récemment tenus à Rose-Marie Pagnard, pour Le Temps : " Ce livre est très directement inspiré par l’histoire de mes grands-parents, des Vaudois et des Italiens ". Ou encore, pour citer le texte même : " c’est l’histoire de ma vie que je cherche ", au confluent de " deux rivières (deux courants, deux désirs) ". 

    Voici le versant vaudois, d’abord, celui des grands-parents paternels : ceux-ci tiennent un restaurant, connaissent un bonheur modeste dont le cadre quotidien est recréé avec attention et tendresse : pour leurs deux enfants, Pierre et Jacqueline, l’auberge est ainsi un lieu d’expériences enchantées.

    " Ce qu’ils aiment surtout, c’est s’introduire en douce dans la cuisine l’après-midi, quand tout le monde fait la sieste. Ils goûtent à tout ce qu’ils touchent : les fonds de sauce, le bouillon de légumes et de bœuf, les pots de raisiné pour la tarte, les morceaux de gruyère marinant dans le vin, les confitures et la moutarde. 

    Parfois, le goût est âpre et ils font la grimace. Parfois c’est si amer et dégoûtant qu’ils recrachent tout dans les casseroles (sans le dire à personne). Parfois même ils sont mal, ils ont le cœur au bord des lèvres tellement la consistance ou l’odeur est affreuse. Ils ont beau tout recracher : ils ruminent jusqu’au soir le goût de mort qu’ils ont dans la bouche.

    Et ils s’endorment avec la certitude qu’ils sont empoisonnés. "

    Mais bientôt, la mort accidentelle de la cadette, Jacqueline, assombrit le tableau. L’auberge est abandonnée, Julien, le grand-père, trouve du travail dans une fabrique d’allumettes et son épouse Emilie s’emploie à faire des abat-jour. Occasion, pour Jean-Michel Olivier, d’élargir la mémoire du passé, en ajoutant aux notations intimistes de brefs éclats où la réalité économique apparaît avec brutalité : ainsi, le travail à la fabrique d’allumettes est dangereux : 

    " Quand il remplit la machine avec les paniers d’allumettes, celles-ci frottent la plaque et s’enflamment. Sauve qui peut ! […] A la Diamond, ça arrive toutes les semaines : les machines font tuyau et se transforment en lance-flammes. Parfois il n’y a qu’une issue, sauter par la fenêtre pour échapper à la fournaise. "

    Tout autre est le versant italien de la généalogie, celui d’Antonio et de Nora ; ici, l’histoire privée croise sans cesse la grande Histoire : nous sommes à Trieste, Antonio porte des guêtres blanches, il lit Eliot, aime Alban Berg, rencontre Joyce : Joyce, un collègue de Nora, la future épouse d’Antonio à l’Ecole Berlitz où elle enseigne… Fine lame, bon musicien, Antonio ; mais ce sont ses talents de photographe qui vont précipiter son destin; pendant quinze ans, il sera le portraitiste attitré du Duce, le maître des icônes impériales : " L’ombre est traquée, puis effacée de chaque image, comme l’ennemi intérieur est arrêté, envoyé en prison ou même exécuté […]. La lumière règne en maîtresse absolue. "

    dentan3.jpgMais cette lumière aveuglante est corrigée par le point de vue de Julien, l’autre ancêtre — photographe lui aussi, mais d’une sorte bien particulière, puisqu’il est à moitié aveugle. Un accident survenu dans son enfance, dont l’évocation ouvre le livre, lui a mis, pour toujours, de la neige dans les yeux, " une neige pâle et lourde parfois teintée de rouge vif, parfois tombant en flocons bleus irréguliers. " Ainsi, c’est en aveugle que Julien prend ses photographies, guidé par une " odeur de fruits broyés, de feuilles mortes, de foin fraîchement coupé. […] Il marche au bord du vide, vers cette autre part de lui-même, plus ancienne que le monde, et dont l’entrée est interdite, quand nos yeux sont ouverts. " A l’inverse de cette soumission sensible au monde, qui ouvre sur une connaissance intime, les photos d’Antonio entendent " faire rendre gorge à la réalité — alors une autre vérité vient au jour, qui littéralement crevait les yeux, mais que personne, jamais, dans son évidence aveuglante, n’avait imaginée ou entrevue. " 

    La photographie révèle un au-delà du regard — pour Julien, elle fait apparaître ce que l’on voit, les yeux fermés ; pour Antonio, elle révèle ce que l’on ne voit pas, les yeux ouverts. C’est dans cet espace paradoxal, fait d’hyperacuité et d’hypersensibilité, que le récit de Jean-Michel Olivier trouve à son tour sa place et son rythme. 

    Son livre est construit par fragments, c’est une succession de brefs paragraphes séparés par des blancs typographiques qui découpent des instantanés : ainsi ces " cavaliers en djellaba et turban rouge, fusil en bandoulière, chaussés de simples sandales de cuir ", qui galopent dans les prés enneigés — des spahis que les aléas de la guerre ont conduits en Suisse. C’est une des réussites de L’Enfant secret que cette résurrection ponctuelle du passé grâce à des images parfaitement précises et indubitables. Voilà pour l’acuité. 

    Et la sensibilité ? Pour ma part, c’est dans les blancs typographiques que j’en percevrais volontiers l’action - dans ces endroits nombreux où le texte est vierge d’écriture, signalant ainsi l’absence, explicite, de tout développement. Le mot est pris ici dans son sens rhétorique, mais il a un sens technique aussi bien : pour Julien " le monde est [ainsi] une photographie qu’il n’arrivera jamais à développer ". De même ces blancs ; ils sont la pure plaque sensible du texte, là où s’ouvre le vide, " vers cette autre part de nous-mêmes " où restent, invisibles et imprononçables, les signes vrais de notre vie. 

    " Le mot n’est écrit nulle part, et jamais prononcé ; l’image, volatile et tronquée comme une ombre, est tenue secrète. " Des mots ont été écrits pourtant, des images ont été produites, afin que nous sachions que le désir d’identité n’est pas vain, et que la littérature est le lieu par excellence où composer ce désir. »

    © photo Corine Renevey : Vladimir Dimitrijevic, Claude Frochaux, Rafik ben Salah, JMO.

    * Jean-Michel Olivier, L'Enfant secret, Poche suisse, l'Âge d'Homme, 2003.

    ** Jean-Michel Olivier, The Secret Child, traduit par Laurence Moscato, préface de Clorinda Donato, Skomlin editor, 2018.

  • Le livre des métamorphoses (Sacha Després)

    Unknown.jpegSacha Després est une artiste à part : elle peint, elle écrit des chroniques et des livres (deux romans publiés à l'Âge d'Homme), elle joue de son image à la fois fragile et sauvage. Une chose est sûre : elle possède un univers très personnel, fait d'obsessions, d'images fortes, de flashes hallucinatoires.

    Dans La Petite Galère*, son premier livre, ces obsessions affleuraient dans le quotidien d'une famille désaccordée et poursuivie par le malheur (voir ici). Les femmes y jouaient un rôle central, à la fois tentatrices et soumises à des pulsions qui les dépassaient.  « Je ne peins pas des victimes mais plutôt des  animaux humains tourmentés par leur désir de (s'entre)dévorer. » Le roman oscillait entre le réalisme et la fable. Et déjà, au contour d'une image ou d'une phrase, on admirait la langue, douce et violente, de cette chronique du quotidien.

    Avec Morceaux**, on change de registre. Ce n'est pas un roman réaliste, mais plutôt une fable d'anticipation. Les personnages, curieusement, y ont peu de chair et d'esprit. Ce sont des animaux humains livrés à la domination d'un petit nombre (les « gras ») et destinés, presque tous, à la consommation. On retrouve, comme dans le roman précédent, l'obsession de la viande et de la violence, la peur de l'abattoir, le goût du sang et des larmes. Mais ici on a quitté l'univers confiné des banlieues de La Petite Galère. On se trouve dans un monde effondré, juste après l'apocalypse, où chaque homme est d'abord un morceau — une proie facile pour satisfaire l'appétit des maîtres. images-1.jpegOn pense à 1984 de George Orwell et, bien sûr, à La Route, le grand roman de Cormac McCarthy. D'autant que le couple incestueux qui parcourt cet univers déshumanisé (Idé et Lucius Fauve sont frère et sœur) erre sur les chemins de la désolation, après la fin du monde, comme les deux personnages centraux de La Route

    Une question essentielle hante le roman : qu'y avait-il avant l'apocalypse ? Les hommes vivaient-ils déjà dans cet univers de violence prédatrice, chacun recherchant pour lui seul les meilleurs morceaux ? Et quelle mémoire gardons-nous de cette époque disparue ? Cette question est centrale, mais à peine esquissée dans le livre qui fait l'impasse à la fois sur le passé et sur l'avenir, bien que certains personnages, avec le temps, connaissent des métamorphoses. Mais l'auteur ne livre aucune piste sur ces transformations.

    Restent, dans ce roman crépusculaire, quelques phrases qui se gravent dans la mémoire : « Dans le ciel cousu d'étoiles vit un abîme désirable. » Ou encore : « Le volcan est en gestation. Il accueille le repaire des chimères. » Ou enfin : « Les domestiques rêvent à une terre qui ne coupe plus la langue des esclaves. » 

    * Sacha Després, La Petite Galère, roman, Poche suisse, l'Âge d'Homme, 2015.

    ** Sacha Després, Morceaux, roman, l'Âge d'Homme, 2018.