En 2006, Jacques Perrin, gastronome et amateur de vins exquis, mais aussi enseignant, autrefois, et philosophe, fait une chute terrible à l'Aiguille du Pélerin, dans la voie One Step Beyond. Il dévisse brusquement, chute, se fracasse en contrebas. Son corps est hélitreuillé jusqu'à Chamonix, puis transporté à Genève. Le pronostic des médecins est pessimiste. Le corps en miettes, l'âme en partance, il souffre de multiples fractures au bassin, aux jambes, aux bras et au visage. Mais il est vivant, ce qui est déjà une forme de miracle. De cette chute, vertigineuse, et de ce fracas, Jacques Perrin fait le récit dans Dits du gisant*, un livre qui s'impose, dès les premières pages, par son souffle et sa force.
Que cherche l'alpiniste en défiant les plus hauts sommets ? Un dépassement de soi ? Des émotions qu'il ne trouve pas sur le plancher des vaches ? Une manière de défier la mort en jouant avec elle ? Perrin, au seuil de son calvaire, cherche à savoir ce qui l'a poussé à désirer l'extrême. Il cherche aussi, après coup, de son lit d'hôpital, à déchiffrer les signes avant-coureurs de sa chute. Pourquoi est-il tombé ? Pourquoi ce jour-là ? Et pourquoi à l'Aiguille du Pélerin. Le pèlerin (anagramme presque parfaite de Perrin), ce sera lui, le gisant, qui partira en quête à la fois d'un sens et d'une renaissance. Mais cette quête — cette reconquête — toujours incertaine, ne se fait pas en un jour…
Le livre comporte quatre parties : la première, comme la dernière, est une manière de fable. La plus longue, la plus hallucinante et la plus hallucinée, est la deuxième partie. Plusieurs voix s'y croisent : celle qui dit je, en italiques, vient du journal de bord tenu par le narrateur, Jasper, au cours de ses six mois d'hospitalisation, à Genève, puis à Prangins. Voix fragile et bouleversante qui raconte, au jour le jour, les souffrances du gisant, ses espoirs et ses doutes, son angoisse et sa perplexité devant les explications scientifiques du corps médical (portraits piquants des médecins qui le soignent). L'autre voix, qui parle à la troisième personne, s'écarte de la première, l'interroge, la remet en question, éclaire les dits parfois obscurs (ou hallucinés) du gisant. Elle ne redouble pas les paroles de l'homme fracassé, mais lui tend une sorte de béquille qui l'aide à se lever, puis à marcher.
À l'hôpital où il est soigné, Jasper tient un « journal de survie » : rien d'anecdotique ni de narcissique dans ce journal intime, mais au contraire la nécessité de mettre des mots sur ce qui lui arrive, pour donner sens à son expérience. Et Dieu sait si cette expérience est riche et terrifiante ! Torturante est la douleur de ce corps en mille morceaux, ce corps cousu et recousu, ce corps qu'on ouvre et qu'on suture, ce corps qui bientôt n'appartient plus au gisant, mais aux médecins et aux infirmières. L'écriture permet alors de reprendre possession de ce dont on est dépossédé. Terrifiante est l'expérience des limites de la vie et de la mort, là où tout se joue, mais rien n'est joué. C'est un combat de tous les jours. Celui qui frôle l'abîme n'en revient pas indemne ! C'est dans cette zone de no man's land que Jasper retrouve des fantômes qui lui sont chers, le chanteur Jim Morisson, par exemple, ou son ancien maître de philosophie, Alexis Philolenko. Ou encore son père, dont il découvre pour la première fois les larmes dérobées. Ou l'écrivain Robert Walser, qui l'entraîne à sa suite sur les chemins de neige où il va se perdre. Ou le fantôme de Jacques Derrida (dont nous fûmes quelques-uns à suivre les cours, à Genève, dans un amphithéâtre pour une fois vivant). Ou l'ombre tutélaire de Rimbaud, l'alchimiste des lettres, le Voyant, le trafiquant d'armes, le grand mutilé, comme Jasper. Tous ces fantômes, rencontrés au fil des jours sombres et des nuits d'insomnie, sont devenus des compagnons de route. De déroute aussi. Ils lui montrent le chemin, non vers la guérison (car on ne guérit jamais d'une pareille chute, qui hante toutes ses nuits), mais vers le secret de leur expérience.
On le voit, contrairement à Noëlle Revaz ou Metin Ariditi, qui ont si peu à dire, Jacques Perrin a beaucoup de choses à nous confier. Et il les dit très bien (même si, parfois, il cède au démon de la préciosité). Son livre dégage une grande force, à la fois par le style, tenu et maîtrisé jusque dans les passages les plus oniriques, et les thèmes qu'il évoque (la chute, la douleur, la connaissance de soi, les progrès terrifiants de la médecine). Il parvient à cerner et à creuser une expérience singulière, certes, mais universelle aussi : celle d'une renaissance au monde et à soi. Voilà pourquoi les Dits du gisant est un livre qui fait du bien.
* Jacques Perrin, Dits du gisant, éditions de l'Aire, 2009.