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littérature romande - Page 36

  • Le monde d'Alain Bagnoud

    images.jpegOn dit souvent, à tort, que la littérature romande manque d'ambition. Le jour du Dragon*, le dernier livre d'Alain Bagnoud, nous démontre le contraire. Comme certains sages chinois sont capables, paraît-il, de voir le monde entier dans une goutte d'eau, Bagnoud raconte, dans le courant d'une seule journée, une vie entière. Pas n'importe quelle journée et pas n'importe quelle vie. Tout se passe le 23 avril, dans un petit village du Valais, le jour de la Saint-Georges., patron de la commune. Et ce jour fatidique, où Saint Georges terrassa le Dragon, est celui de toutes les expériences, les découvertes, les émotions, les transgressions. Nous sommes dans les années 70, années de liberté et de musique, un vent nouveau souffle même dans les villages les plus reculés. Car personne, ici bas, n'est à l'abri de l'Histoire.
    Enrôlé comme tambour dans l'une des deux fanfares du villages, le narrateur va vivre cette journée comme un parcours initiatique. C'est d'abord le sentiment — douloureux, puis exaltant — d'échapper aux griffes de sa famille, à l'ordre patriarcal qui empoisonne, depuis toujours, les relations. Bientôt le narrateur tiendra tête à son père, pourra se libérer de toutes les contraintes qui l'empêchent d'être lui, c'est-à-dire d'être libre. Comment briser les chaînes de l'enfermement familial? Grâce aux copains, à la musique, aux filles, à la Poésie. C'est la première leçon de ce jour décisif.
    Mais tout ne se passe pas si facilement, ni tout de suite. Grâce au talent d'Alain Bagnoud, nous pénétrons peu à peu, mot à mot, dans les couches les plus profondes de la conscience d'un personnage, superposées commes celles d'un mille-feuilles. La famille, donc, déjà omniprésente dans La Leçon de choses en un jour**, premier volet de cette autobiographie rêvée. Mais aussi la religion puisque le narrateur assiste, comme tous les villageois, à la messe célébrant Saint Georges. Rituel immuable, à la fois solennel et ennuyeux. Là encore, l'adolescent qui assiste à la messe ne se sent pas à sa place. Ce décorum ne le concerne pas ; au contraire, il l'aliène. Il ne se sent à l'aise qu'avec les copains qui l'entraînent sur des chemins de traverse. Car au centre du livre, extrêmement bien décortiqué, il y a le malaise d'« une existence médiocre, insuffisante. Un cerveau parasité de discours encombrants (…) Un magma instable qui aspire à se définir, qui cherche à se coaguler, mais infructueusement. » Jusqu'à ce jour, le narrateur n'a pas de visage, il n'est ni beau ni laid, il manque de présence au monde physique. C'est cette journée particulière, le Jour du Dragon, qui va lui permettre d'accéder à lui-même et au monde, jusqu'ici refusés. Dans le monde villageois pétri de traditions, de conventions et de clichés, il faut éviter comme la peste tout ce qui est singulier. Car le singulier doit toujours se fondre dans le collectif, le général, la famille ou le groupe.images-1.jpeg
    Ce trouble indistinct, Bagnoud le creuse parfois qu'au malaise. Et l'on sent une vraie douleur affleurer sous les mots qui se cherchent, refusant les clichés et le patois identitaire. Le rite de passage se poursuit : le narrateur goûte aux délice du fendant comme à ceux du premier joint. Ces paradis artificiels ne durent jamais longtemps. Qui peut comprendre ses vertiges, ses exaltations, ses ivresses poétiques et morales? Pas la famille en tout cas, ni les copains. Les filles alors? Le narrateur va connaître sa plus grande émotion à l'église, où il embrasse pour la première fois Colinette : transgression jouissive, et sans grand risque, puisque l'église, à cet instant, est déserte. Mais le narrateur a franchi le pas. Ce baiser initiatique l'a fait entrer dans un autre monde, merveilleux et bouleversant.
    Le livre se termine en musique. Ayant quitté l'uniforme de la fanfare, le narrateur retrouve ses copains dans une cave enfumée, s'essaie à jouer divers instruments, décide de fonder un groupe rock : The Dragon!, of course ! Abandonne l'abbé Bovet pour Chuck Berry et Jerry Lee Lewis. Mais l'initiation au monde, la découverte de soi par les autres n'est pas finie: grâce à son ami Dogane, le narrateur va visiter l'atelier d'un peintre marginal, Sinerrois, qui va lui ouvrir les portes de l'expression artistique en lui montrant qu'en peinture, comme en poésie, la liberté est souveraine, source de découvertes et de joies. Nouvelle leçon de vie en ce jour fatidique! La liberté de peindre et de créer se paie souvent par la solitude, le silence, le rejet social. 
    L'épilogue du livre met en scène, dans un garage, l'une de ces fameuses boums qui ont fait chavirer nos cœurs d'adolescents. À cette époque, le seul souci (vital) était d'inviter la plus belle fille de la classe pour danser le slow le plus long (en général Hey Jude !). C'est l'expérience ultime que fait le narrateur au terme de cette journée proprement homérique, au sens joycien du terme, puisque toute une vie est concentrée en moins de vingt-quatre heures chrono. Ce qui est un fameux tour de force. Alain Bagnoud y scrute, au scalpel, les méandres d'une conscience malheureuse, qui cherche son salut dans la musique, l'amour, la lecture, la poésie. Et qui découvre, au terme d'un long parcours initiatique, la liberté d'être soi et la présence au monde.
    * Alain Bagnoud, Le Jour du Dragon, éditions de l'Aire, 2008.
    ** Alain Bagnoud, La Leçon de choses en un jour, éditions de l'Aire, 2006.
     

  • Notre Dame du Fort-Barreau

    C_Olivier_-Notre-Dame_MY.jpgQui était Notre Dame du Fort-Barreau?
    Si vous désirez répondre à cette question, branchez-vous sur Radio Cité-92,2FM, lundi 10 novembre, entre 10h et 11h. Cette femme énigmatique — Jeanne Stöckli-Besançon (1908-1996) de son vrai nom, qui apparaît sur la vignette du livre — sera évoquée au cours de l'émission d'Olivier Delhoume, « C'est la vie ». Voici le début du livre qui lui est consacré :
     
    Il y longtemps que j’ai envie d’écrire sur vous : Jeanne. Notre Dame du Fort-Barreau. Je tourne autour des mots. J’interroge les visages et les voix. J’arpente les escaliers et les couloirs que vous avez si longtemps arpentés. Je marche sur la trace de vos pas.
    C’est la fin des années septante. J’habite un trois-pièces surchauffé, à Saint-Jean, entre la voie ferrée et l’avenue d’Aïre, une artère à grande circulation. C’est le quartier de mon enfance. Chaque ruelle y porte le nom d’un livre de Jean-Jacques Rousseau. Et comme lui, je connais tous les terrains vagues, les passages dérobés, les arbres creux où dissimuler mes rapines. C’est là que je dépose, aussi, des mots secrets à l’intention de mes petites amoureuses. De ma fenêtre, j’aperçois le stade des Charmilles, chaudron éteint toute la semaine, volcan en éruption le dimanche. C’est le cœur du quartier. La vraie maison de rendez-vous. Tout le monde s’y côtoie sans distinction d’âge ou de statut social, de langue, de race, de religion. Je ne manque pas un match. Et le soir, avant de m’endormir, je me repasse en boucle les plus belles actions de l’après-midi, puis les buts du match précédent, et ceux de tous les matches de la saison. Ça me tient en éveil jusqu’au matin. Ça m’ouvre les portes de l’écriture.
    C’est là, face à la voie ferrée, au stade immense et silencieux, que j’écris docilement mon mémoire, sur la petite Olivetti à boule que mon père m’a offerte. Tous les matins jusqu’à midi. Avant d’aller jouer au maître dans un collège à l’autre bout de la ville. J’écris depuis dix ans. Des poèmes, des chansons. Que je ne montre à personne. L’écriture est toujours musicale. Le sens ne vient qu’ensuite : c’est un après-coup dans le monde.
    C’est l’époque des Brigades Rouges et de la bande à Baader. À Rome, on vient de retrouver Aldo Moro assassiné dans le coffre d’une voiture française, comme on a retrouvé, un an auparavant, Hans Martin Schleyer, le patron des patrons allemands, dans le coffre d’une Audi 100 verte. C’est l’époque des cellules secrètes. Forums de réflexion, groupuscules révolutionnaires. Petites communautés de solitudes. Tout le monde lit Deleuze et Guattari, Marcuse, les théories sur la sexualité de Wilhelm Reich. Tandis que la France sommeille sous Giscard, un nouveau monde est en gésine. La guerre du Vietnam n’est déjà plus qu’un souvenir, comme la démission de Richard Nixon. À la télévision, les « nouveaux philosophes » ont envahi l’écran, verbe haut et chemise ouverte, pour enterrer toutes les idéologies.
    À l’Université, j’ai une amie qui s’appelle Théa. Elle fait partie de notre groupe de terroristes (c’est ainsi que Michel Butor, dans la préface à l’un de ses livres, nous a décrits très justement : des terroristes de salon). Toujours farouche et silencieuse, Théa, longs cheveux noirs ébouriffés, auriculaire presque entièrement enfoncé dans l’oreille, comme si elle refusait d’entendre ce qu’autour d’elle les gens racontent. Impavide telle une déesse inca, et secrète comme elle. C’est un peu notre pasionaria. Nous allons boire des cafés au Landolt. Nous échangeons nos notes de cours. Ensemble, l’Uni nous paraît d’un ennui moins mortel. Au fil des semaines, son visage s’arrondit, ses formes débordent des robes trop serrées. Tout le monde s’interroge. Elle, pas. Au contraire, elle se moque de nos constantes insinuations.
    Ensuite Théa disparaît complètement. Trois mois, six mois ? Je ne sais plus. Les questions sur son compte redoublent. Personne, dans notre petit cercle, n’a plus aucune nouvelle. Les professeurs, bien sûr, n’en savent pas plus. Elle a déménagé. Peut-être même a-t-elle quitté la ville ou le pays. Disparue sans laisser d’adresse.*

    * extrait de Notre Dame du Fort-Barreau, de Jean-Michel Olivier, récit, L'Âge d'Homme, 2008.

  • Signatures au Rameau d'Or

    images.jpegNe cherchez plus : le rendez-vous à ne pas manquer, c'est mardi prochain, le 11 novembre, dès 17 heures, à la librairie du Rameau d'Or, 17 Bd. Georges-Favon, 1204 Genève.
    À cette occasion,  une belle brochette d'écrivains suisses présenteront leur dernier livre, et seront heureux de vous le dédicacer…
    Bernard Lescaze présentera les Chroniques du Fantasque, de John Petit-Senn, un écrivain genevois (1792-1870), satiriste et ironique, qui était admiré de Victor Hugo et de Chateaubriand.
    L'écrivain et philosophe Jean Romain signera Rejoindre l'horizon, un récit initiatique à travers la nature et la maladie, qui explore les secrets de la double conscience.
    Claude Frochaux, écrivain, philosophe, ancien éditeur, réfléchira sur L'Homme religieux, un ouvrage étonnant, érudit et caustoique, qui fait suite aux très riches réflexions de L'Homme seul, l'un des grands livres des années 90.
    Michaël Perruchoud signera deux livres : Non-Lieu, un roman atypique et foisonnant, réédité dans la collection Poche suisse, et Bartali sans ses clopes, une assez extraordinaire réflexion sur le cyclisme d'hier et d'aujourd'hui, à travers la presse et le dopage. 
    Serge Heughebaert présentera son recueil de nouvelles, Le jour où l'autre, tandis que Jean-Jacques Langendorf, qu'on ne présente plus, signera Zanzibar 14 (éditions des Sauvages) et Les surprises de la navigation, six nouvelles qui renouent, par delà les siècles et la morne vision de notre monde fonctionnel, avec l'entrainjoyeux, frais et baroque de l'Europe encore prête à s'enivrer de sa propre culture.
    Quant à votre serviteur, Jean-Michel Olivier, il rendra hommage à une « vie minuscule », comme dirait Pierre Michon, dont le destin était d'accueillir et donner asile, d'accompagner et de réconforter : Jeanne Stöckli, devenue ici Notre Dame du Fort-Barreau, le destin étonnant d'une fille de pasteur, lié au quartier des Grottes, à Genève, qu'elle n'a jamais quitté de toute sa vie…