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anniversaire - Page 2

  • Une vie palpitante

    Ma mère est née entre deux guerres. Mais les combats qu’elle a livrés, sa vie durant, sont innombrables. Elle est née à Trieste, autrefois métropole austro-hongroise, peu après que la ville est passée aux mains des irrédentistes et se met à parler italien. Vingt ans plus tard, Trieste est prise par les Allemands, avant d’être occupée, pendant 40 jours, par les troupes du Maréchal Tito en 1945, puis libérée par les soldats néo-zélandais. En 1947, la ville devient alors territoire libre.

    C’est précisément cette année-là que ma mère abandonne un pays dévasté par la guerre. Elle a 22 ans. Elle quitte l’Université, où elle poursuit des études de Lettres, et ses parents, ses deux sœurs et son frère. Sur les conseils d’un pasteur du Piémont, elle prend le train, comme une foule d’émigrants, pour un petit pays dont elle connaît à peine le nom : la Suisse. Elle atterrit à Nyon, dans une clinique privée, la Métairie, où elle devient infirmière en psychiatrie. En quelques mois, elle apprend le français, sa troisième langue après l’allemand et l’italien. La vie n’est pas facile. Les médecins sont tout-puissants, et les mains, baladeuses. Elle se bat pour se faire respecter.

    Une Étrangère est constamment au commencement de son histoire.

    Les bals. L’envie de s’évader. Une autre vie. Elle se marie avec un beau jeune homme, vaudois, rêvant, lui aussi, de fuite et de voyages. C’est compter sans la belle-famille qui veut dicter sa loi. « Vous irez travailler et nous garderons votre enfant. » Ma mère enchaîne les tâches alimentaires. Petite main dans un atelier d’abat-jour. Vendeuse dans un grand magasin de bas. Dactylo pour une compagnie d’assurance. C’est, à chaque fois, un nouveau combat. Toute sa vie, une Étrangère doit faire ses preuves.

    De guerre lasse, ma mère récupère son enfant, quitte Nyon et sa belle-famille possessive, et s’installe à Genève, ville où l’on parle toutes les langues. Nouveau départ. Nouvelles luttes. Elle se bat pour faire valoir ses diplômes italiens. Peine perdue. La Suisse ne reconnaît pas les certificats d’étude étrangers. Une huile du DIP, au nom prédestiné, Monsieur Christe, séduit par son accent, l’engage à l’essai. C’est une nouvelle vie qui commence.

    Trente années d’enseignement heureux, puis les derniers combats. La longue maladie de mon père. Le cœur qui se met à battre la chamade. Les doigts déformés par les lessives à l’eau de Javel. Les yeux usés et la vue qui s’éteint au fil des jours.

    Ma mère fête aujourd’hui ses 87 ans. Parmi les membres de sa famille, c’est elle qui a vécu le plus longtemps. Elle aura traversé les frontières et les langues. Les petites et les grandes guerres. Élevé deux enfants et deux petits-enfants. Enseigné à plus de six cents jeunes garnements.

    Une vie de guerrière, indignée, silencieuse, minuscule. Humaine, rien qu’humaine. Toute une femme, faite de toutes les femmes et qui les vaut toutes et que vaut n'importe qui, comme dirait Jean-Paul Sartre.

    Mais une vie palpitante.

     

     

     

  • Lucette Destouches a cent ans

    images-2.jpegAu mois de juillet, elle va avoir cent ans et vit toujours à Meudon, dans le petit pavillon qu’elle occupait avec son mari, Louis Destouches, médecin des pauvres et écrivain maudit. Plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Le plus grand romancier du XXe siècle.

    Elle, c’est Lucette Almanzor, née en 1912, abandonnée par sa mère et devenue, à force de discipline, une danseuse hors norme. Lucette aurait pu devenir danseuse-étoile, mais une méchante blessure au genou l’en empêche. Pourtant, on ne quitte pas la danse comme ça. À défaut d’être étoile, Lucette invente la « danse de caractère » qu’elle enseigne toute sa vie. Et pas à n’importe qui : Simone Gallimard (l’épouse de Claude), Françoise Christophe, Judith Magre, Françoise Fabian, la femme de Raymond Queneau, entre autres célébrités, suivent ses cours. C’est Lucette, pendant vingt ans, qui fait bouillir la marmite de Céline, devenu infréquentable après la guerre. C’est Lucette, encore, qui s’occupe de publier les inédits de son homme, dont Rigodon, qu’il achève juste avant de mourir. Et c’est Lucette, toujours, qui s’oppose à la réédition des fameux pamphlets de son mari, au prétexte que ces livres ont causé son malheur, et ruiné la vie de Céline.

    Dans un livre épatant, Céline secret*, écrit avec Véronique Robert qui la connaît depuis trente ans, Lucette raconte sa vie avant Céline. Et après lui. La première rencontre : « Il avait un côté Gatsby, nonchalant, habillé avec soin, décontracté, il était d’une beauté incroyable. » images-1.jpegNous sommes en 1934. Lucette a 22 ans, Céline 40 ans. Ils ne vont plus se quitter. Dans une de ses premières lettres, Céline lui écrit : « C’est avec toi que je veux finir ma vie, je t’ai choisie pour recueillir mon âme après ma mort. »

    Comme d’autres (Valéry, Camus) Céline est fasciné par les danseuses. Il donnerait tout Baudelaire, écrit-il, pour un corps de danseuse ! Pendant longtemps, jusque dans ses derniers jours, Céline vient assister aux cours que donnait Lucette, au premier étage du pavillon de Meudon. Et l’on peut dire que Céline réalise, par les mots, ce que Lucette accomplit avec son corps discipliné : une danse totale.

    Elle l’a suivi partout, de Montmartre à Sigmaringen, refuge en 1944 de la bande à Pétain, du Danemark, où son homme connaît la prison, à Meudon, où le couple vint s’établir après la réhabilitation de Louis. Peu de vies d’écrivains sont aussi tourmentées, et rocambolesques, que celle de Lucette et Louis Destouches.

    À presque cent ans, Lucette ne mâche pas ses mots. Celle qui a tout partagé avec Céline, de 1934 à 1961, porte un regard sévère sur notre époque qui « donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » Ses confidences sur Céline, sa vie, son œuvre, son obsession de la mort, donnent à ce petit livre une force insolite.

    * Lucette Destouches (avec Véronique Robert), Céline secret, Le Livre de Poche.

  • Lettre d'amour à l'étrangère

    DSCN6155.JPGNous nous sommes rencontrés parmi les livres. Tu lisais Jaccottet, la poésie romande, les voyages de Bouvier. Et moi, déjà, j’essayais de m’évader de ce monde. Pour aller ailleurs. Vers l’autre monde. Toi.
    Je suis arrivé, un beau soir, avec mon ami Claude Frochaux, à l’hôtel du Skydome. Juste à côté de la tour du même nom.
    Octobre 1997. Salon du Livre de Toronto.
    Tu m’attendais, assise au fond d’un fauteuil en cuir vert, lisant, dans la pénombre, un livre d’Ella Maillard ou de Corinna Bille. Tes chers auteurs romands. Tu les lisais depuis le nouveau monde. Tu les lisais depuis l’exil d’une vie que tu avais choisie et qui te convenait parfaitement.
    C’est comme cela qu’il faut lire certains livres : dans le silence et le secret. L’exil heureux.
    Tu les lisais en m’attendant. De temps à autre, tu levais les yeux de ton livre, guettant l’arrivée de celui que tu devais accueillir. Un écrivain romand en fuite. Moi. Une dizaine de livres. Publiés à Paris, à Lausanne ou ailleurs. Pour reconnaître ton invité, tu avais une photo. Ancienne. En noir et blanc. Sur laquelle je portais une chemise imprimée de centaines de petits personnages.
    Nous sommes arrivés en traînant nos valises, fatigués par le long voyage. Trop absorbée par ta lecture, tu n’as pas levé l’œil de ton livre. Et c’est moi, en premier, qui suis allé vers toi. Sans te connaître. Ni te reconnaître. Car je n’avais pas de photo. Seulement quelques lettres échangées au cours de l’été précédent.
    Je connaissais ton nom : Corine. J’ignorais ton visage.
    Pourtant, sans te connaître, je t’ai reconnue. J’ai osé déranger la belle lectrice qui était absorbée entièrement par sa lecture. Tu nous as accueillis. Nous avons bu du vin, mangé des chicken wings devant la baie vitrée qui donnait sur le terrain de basket au centre de l’hôtel. Il y avait un match ce soir-là. Les Raptors de Toronto rencontraient les Hawks de Miami. C’était étrange et excitant. On parlait de littérature en admirant les dunks qui s’enchaînaient sur le terrain. Sous les applaudissements des spectateurs que nous n’entendions pas. Nous étions seuls au monde. Heureux dans notre cage de verre.
    Deux jours plus tard, je suis parti à Montréal. Donner des conférences. Rencontrer des lecteurs, d’augustes professeurs de fac qui avaient lu mes livres. On s’est téléphoné deux fois. Une fois brièvement. Une autre fois si longuement que j’ai raté la conférence que je devais donner à l’Université de Montréal. Au moment de partir, je t’ai écrit une lettre truffée de citations et de bons mots, de réflexions philosophiques. Pour te faire impression. Cela a bien marché. À mon retour en Suisse, une semaine plus tard, une lettre m’attendait.
    Et c’est par l’écriture que tout a commencé.
    Je t’écrivais le soir en t’envoyant, en primeur, un chapitre du livre que j’étais en train d’écrire. Le lendemain, à mon réveil, je trouvais un message de toi dans ma boîte. Qui me réclamait un autre chapitre. Bientôt, je fus à court de munition. Il me fallut inventer la suite du livre au fil des jours et des nuits. Tu n’étais jamais rassasiée. C’est ainsi que L’Enfant secret est né.
    Tu m’as rejoint deux ans plus tard, un certain 11 septembre. 1999. Tu as quitté le Nouveau monde pour retrouver l’Ancien. La terre où tu es née. Où tu étais devenue l’étrangère. Sauf pour moi, bien sûr. Depuis ce jour, je suis parti, puis revenu. Puis reparti. Quand on écrit, on n’a jamais fini de faire le tour du monde. Mais on n’a jamais cessé de s’écrire. En silence ou par mail. De nuit comme de jour. Les mots sont des serments. Des jonquilles. Des orages. Des primevères. Les ferments de l’amour insoumis.
    Saurai-je aimer comme j’écris ?