Peu de gens, aujourd'hui, connaissent la scène de la contre-culture américaine aussi bien que Jean-François Duval. Chez Duval, journaliste et écrivain genevois, ce n'est pas un intérêt de circonstance, mais bien une passion ancienne et dévorante. Une passion qui l'a fait sillonner tous les États-Unis et l'Angleterre pour aller rencontrer les témoins de cette aventure mémorable qui fut celle de la beat generation. Et à chaque fois, la rencontre, entre quatre yeux, donne lieu à un long témoignage enregistré qui servira de synopsis à un livre à venir.
Unique regret : Duval n'a pas pu rencontrer les deux célèbres protagonistes de Sur la route, bible de la beat generation: Neal Cassady et Jack Kerouac, l'auteur du livre-culte. Les deux clochards célestes n'étaient plus de ce monde, sans doute montés au paradis des anges. Mais, dans cette vieille Hudson 49 qui traversa l'Amérique d'Est en Ouest, sur des routes verglacées, sans chauffage ni radio, il y avait aussi une jeune femme, LuAnne Henderson, qui prit les traits de Marylou dans le roman de Kerouac. Et cette jeune femme, à la fois muse et clé de la légende, Duval est allé la trouver en 1997 (elle est née en 1930). La rencontre fut mémorable, chaleureuse, essentielle. Et, devant l'enregistreur de Jean-François Duval, LuAnne donne sa propre version de l'aventure.
Tout commence à Denver, dans le Colorado, en 1945-46. La guerre vient de s'achever. Les jeunes gens se retrouvent dans les parties, boivent, fument un peu, sont littéralement ivres de liberté. C'est là que LuAnne rencontre le fameux Neal Cassady (Dean Moriarty chez Kerouac) — figure fascinante, imprévisible, géniale et misérable (il n'a jamais un sou et ne travaille pas souvent), doté d'une énergie inépuisable, en parole comme en amour, un véritable phénomène.
LuAnne, qui a 16 ans, tombe vite sous son charme.
Ni une ni deux, il l'épouse (elle devient sa « p'tite femme », et c'est parti pour l'aventure. C'est-à-dire la route…
LuAnne est (très) jeune et jolie, elle est dotée d'un sex-appeal qui ne laisse aucun homme indifférent. Et elle n'a pas la langue dans sa poche. Ni avec Neal Cassady, ni avec Jean-François Duval qui retranscrit fidèlement le récit, forcément subjectif, de ses pérégrinations. Il ne s'agit pas, ici, de récrire Sur la route, mais plutôt de l'éclairer, de le donner à lire sous une autre lumière. Pour Duval, LuAnne est une sorte de fée Morgane dont il essaie de faire entendre la voix — une voix jusqu'ici oubliée ou muette. Manière de lui rendre justice, et de rendre justice à « la jeunesse, la fraîcheur, la vivacité de cette beat woman. »
Au fil des pages, LuAnne (décédée en 2009) livre ses confidences, rit, pleure, se souvient avec une précision incroyable de certains épisodes du roman (c'est-à-dire de la folle épopée à travers l'Amérique avec Jack Kerouac et Neal Cassady), qu'elle prolonge, enrichit, nous donne à lire autrement. Sur Neal Cassady, qui fut son éphémère mari, comme sur Carolyne Cassady, la seconde épouse de Neal, elle est intarissable.
À la fois document inestimable sur une époque déjà lointaine et exploration d'un mythe extraordinairement vivant (on pense à la postérité des beats, hippies, routards, écrivains voyageurs), LuAnne sur la route* est d'abord un roman passionnant, bien construit, très bien écrit, qui se lit avec fièvre et admiration. Le plus étrange, c'est que le livre de Duval, en revisitant le roman de Kerouac, n'ôte rien au texte original, mais éclaire sa légende et lui prête une voix singulière et entêtante : la voix de LuAnne Henderson.
* Jean-François Duval, LuAnne sur la route (avec Neal Cassady et Jack Kerouac), roman, Gallimard, 2022.